Et si le tatouage était un rite ? Quelque chose qui, qu'il soit mûrement réfléchi ou plus spontané, change notre vie – ou inscrit dans le temps une période qui compte à nos yeux. Perçu encore par certains comme une pratique insouciante voire inconsciente, il serait en vérité tout l'inverse : une forme de clairvoyance, un regard authentique porté vers soi, une manière de mieux grandir et d'appréhender les obstacles qui parsèment notre existence. Un petit bagage précieux que l'on emmène partout.
Tout cela résonne quand l'on demande à quelqu'un le sens de son tout premier tatouage. Faites le test pour voir. Souvenirs personnels (parfois impudiques), références hétéroclites et macédoine de sensations – volontiers contradictoires – s'enlacent alors dans la bouche de celles et ceux qui, il y a des années, ont osé sauter le pas en fonçant dans un salon. Des voix amusantes, touchantes, pour qui ce qui s'écrit sur la peau n'a rien d'anodin.
D'ailleurs, ce "test", nous l'avons carrément mis en pratique. Et autant vous dire que quand les tatoué·e·s reviennent sur leur "première fois", les funfacts - et l'émotion – sont au rendez-vous. La preuve.
Tout comme les posters que l'on fixe dans sa chambre d'ado ou les inscriptions que l'on griffonne sur son Eastpack, il y a bien souvent quelque chose d'intensément pop dans le premier tatouage. Sima ne nous contredira pas. A l'âge de 24 ans, la jeune femme (qui en a désormais 33) s'est faite tatouer "P.Y.T" sur le pied gauche. Un hommage "petit et discret" - dit-elle - à la chanson éponyme de Michael Jackson – les fans de l'album Thriller l'auront compris. Si discret d'ailleurs qu'elle l'omet volontiers. Elle nous raconte, amusée : "il fait partie de moi désormais, alors ou l'oublie facilement, tout comme on oublie que l'on a des bras ou des jambes".
Furieusement pop aussi, l'impérial Faucon Millenium que Vesper a inscrit sur son avant-bras gauche pour ses 25 ans, en 2017. Immortaliser le vaisseau spatial de Han Solo, pour mieux prouver que l'on a Star Wars dans la peau. "Une évidence !", commente notre interlocutrice, qui a carrément sollicité les services d'un tatoueur fan de la saga pour se lancer dans le grand bain. Un cheminement qui n'est pas simplement culturel, mais personnel.
"Je suis fan depuis toute petite, passion transmise par mon père. Star Wars fait partie de ma vie. Par ailleurs, le Faucon représente vraiment la 'maison' de Han et Chewbacca, quand Han y retourne dans le septième opus il dit 'Chewie, we're home' et c'est ce que ça m'évoque : la maison", détaille à ce titre Vesper. Se tatouer, c'est aussi démontrer à quel point la grande histoire (cinématographique, musicale) raconte la petite, la nôtre. Forcément naïf, le premier tatouage est la quintessence de cette équation.
Un phénomène d'identification qui se déploie également sur le bras de Sam. On peut y lire "Blonded", allusion au cultissime Blonde, le second album du rappeur Frank Ocean. Une preuve de bon goût, mais pas que. Passé le cap du "j'ose / j'ose pas" cette initiation l'a aidé à s'affirmer sans en avoir l'air. "J'aime le fait que 'blonde' puisse être un mot aussi bien féminin que masculin. De plus, le disque traite de pas mal de sujets autour de la bisexualité de Frank Ocean. Ça m'a pas mal ouvert l'esprit et aidé à assumer ma propre sexualité", narre le jeune homme.
Entre deux réflexions mélomanes, Sam aime aussi à rappeler que "blonded life" signifie "vie libre". Un choix que l'on porte sur soi quand on se décide à marquer son corps.
On le comprend, les premiers traits qui caressent l'épiderme décalquent surtout celle ou celui qui va les arborer. La preuve avec Pauline, 24 ans. En 2015, la vingtenaire a appréhendé le tattoo comme un challenge. Un séjour à Budapest (Erasmus oblige), des copines, un lendemain de soirée festive, un salon à proximité... Sauf que passée l'excitation de la veille, le lendemain laisse à désirer. "J'étais totalement paniquée ! Je me disais : à tous les coups je vais finir avec un gribouillis dégueulasse, pourquoi je continue, pourquoi je me barre pas", se souvient notre interlocutrice. Surtout quand elle a du s'expliquer à une tatoueuse au niveau d'anglais approximatif.
Heureusement, une fois relevée de la table "d'opération", Pauline juge le résultat, et s'en réjouit. Son choix ? Deux dinosaures en origami tatoués à l'intérieur des chevilles - un Brachiosaure et un Diplodocus, pour les férus de précisions. Pauline serait le Diplodocus, et le Brachiosaure son petit frère, toujours fourrés ensemble - tout un symbole. Tout est bien qui finit bien.
Sauf qu'un premier tatouage n'est jamais terminé : son sens perdure et le fait évoluer, à l'image du corps qu'il squatte. Plus qu'un portrait de famille façon Jurassic Park, ses dinos lui ont fait aimer "une partie du corps [qu'elle] n'aime pas à la folie", admet-elle aujourd'hui. Si bien qu'elle porte des jeans courts pour que tout le monde puisse les voir. De ce premier tattoo, elle ressort plus forte, mais aussi plus lucide. Car "les dinosaures, puisqu'ils sont en papier, peuvent se casser à tout moment...", analyse-t-elle. Une allégorie limpide.
Riche de sens, le premier tatouage est une piqûre de rappel, qui génère autant de souvenirs qu'il en aborde. Pour s'en convaincre, il suffit de s'attarder sur celui de Mossane, inscrit à l'intérieur de son poignet. Aux prémices de sa vingtaine, la jeune femme a décidé de reproduire un tableau de son père, artiste-peintre sénégalais défunt quand elle n'avait que quatorze ans. Normalement, la toile, représentant des instruments de musique en un mélange de nuances dorées et bleutées, fait la taille d'un mur d'appartement.
En la fragmentant façon puzzle, Mossane désirait conserver un petit bout de son enfance tout en rendant hommage à l'oeuvre d'un père et peintre "qui laissait les gens toucher ses toiles durant ses expositions, ce qui fait que plusieurs personnes malvoyantes étaient sensibles à son art aussi". Des années plus tard, la jeune femme a appris que cette forme calquée "symbolisait dans la culture sénégalaise le lien entre les vivants et les morts". Vertigineux.
Par-delà la légèreté du dessin, il y a souvent quelque chose de mélancolique dans cette toute première fois, qui nous renvoie parfois à des êtres chers depuis disparus, parfois à celle ou celui que l'on a pu être - avant.
Ainsi, si Nicolas, 24 printemps, s'est fait tatouer un crâne orné d'un serpent il y a trois ans de cela ("un vrai tatouage de marin comme j'aime !") c'est pour mieux recouvrir en un tout mystique (très road movie américain) "des significations plus profondes sur la mort, la vie, la guérison", nous dit-il. Et puis avouer qu'au fond, "le sens symbolique d'un tatouage n'est pas quelque chose de fixe, il évolue avec le temps". Un tatouage vit toujours. Ce n'est pas pour rien si Pauline en a fait cinq autres, dont un énième, floral, en plein déconfinement : "comme une renaissance", décrypte la fana de dinosaures.
La renaissance est un mot qui inspire François. A ses 27 ans, le trentenaire a décidé qu'un Yôkai ferait office de premier tatouage. C'est à dire, un esprit de la mort dans la culture japonaise, notamment représenté dans le cinéma d'Hayao Miyazaki. "Pour moi c'était à la fois métaphorique d'une nouvelle vie mais aussi esthétique", nous avoue-t-il. Mort, vie, résurrection, la signification du tattoo est flottante. C'est peut-être pour le suggérer que Marie, à 20 ans, a opté... Pour un nuage. D'une dizaine de centimètres seulement, entre les omoplates, discret. Trois années après l'avoir fait, elle explique cet emplacement : "Je ne voulais pas un endroit qui se voit beaucoup, cela permet qu'il reste un secret, tout comme sa signification".
Par-delà l'impression du premier tatouage, il y a toujours celle du prochain, à l'image d'un palimpseste sans cesse renouvelé. Et Sima de conclure : "J'ai donné naissance à mon premier enfant il y a 3 mois et je vais sûrement me faire faire un tatouage pour célébrer cela. Reste à définir quoi exactement !".