Le virus du voyage, je me souviens très bien où je l'ai choppé : au Danemark. J'avais vingt ans et j'avais rejoint mon amie Zabou pour passer quelques jours avec elle à Copenhague. Nous devions retrouver des amis à elle dans une école de musique, perdue dans la campagne, et nous avions marché pendant plusieurs kilomètres sur une petite route, dans la nuit, sous la pleine lune. Je me souviens parfaitement de cette fraction de seconde pendant laquelle j'ai ressenti un incroyable moment de liberté. Là, exactement là, seul cet instant existait – rien d'autre.
J'ai continué à voyager un peu pendant mes études, pendant les vacances, jamais bien loin. Mais à chaque fois, ces quelques semaines m'apprenaient beaucoup sur moi-même, me permettaient de me remettre en question, de confirmer des choix. J'ai commencé à prendre l'habitude de partir un peu chaque année, comme pour remettre les choses à plat.
J'avais commencé à travailler dans le secteur culturel, mais j'avais encore dans la tête de franchir ce que je pensais être l'étape ultime : partir vivre à l'étranger pendant un an. Et le projet s'est concrétisé : en 2012, j'ai été choisie comme chargée de communication pour un réseau culturel basé à Lund, en Suède. Quelques mois avant mon départ, j'avais rencontré Nyamuk (ceci est un surnom, hein) et c'était le grand amour. Mais je suis quand même partie. De Paris à Lund, il n'y a que 2h de route.
Finalement, je suis revenue au bout de deux ans, et je suis rentrée avec une niaque pas possible. J'étais encore au début de ma carrière professionnelle, j'avais une excellente expérience en poche, notre couple avait tenu. Le monde m'appartenait. J'étais prête à me lancer, à construire ma vie en dur, comme on m'a toujours dit qu'il fallait le faire (de préférence avant trente ans).
Sauf que voilà : ça ne s'est pas tout à fait passé comme. Même pas du tout. Et au bout d'un moment, il a bien fallu se rendre à l'évidence : j'étais rentrée depuis plus d'un an, et plus rien n'avait de sens.
Ca avait commencé à s'infiltrer par la vie professionnelle, justement. Après avoir continué à travailler pendant six mois dans le même secteur, à mon retour à Paris, je me rendais compte que je me demandais presque quotidiennement ce que je faisais là. Il ne s'agissait pas de mettre une échelle de valeur entre ma profession et, par exemple, l'aide humanitaire, ou de me demander en quoi ce que je faisais pouvait bien changer le monde, mais après cinq ans à travailler pour des projets culturels, passée l'excitation des premiers contrats, des premiers voyages, de la vie à l'étranger et des premiers salaires, il ne me restait que des questions : où se trouve l'équilibre entre ce que je sais faire, ce que je peux faire, ce qui a un sens pour moi et mes propres limites ? Ou, pour résumer : qu'est-ce que j'ai vraiment envie de faire quand je serai grande et jusqu'à la fin de ma vie ?
J'ai fini par évacuer le problème en choisissant un job inutile mais qui répondait aux raisons primaires pour lesquelles on se laisse imposer un emploi du temps contrôlé par une machine à badge (notez bien la machine à badge, elle jouera un rôle important dans cette histoire) et une hiérarchie : une somme d'argent fixe tombait sur mon compte en banque à la fin de chaque mois. Sauf que finalement, ça n'a rien résolu, puisque j'avais encore plus de temps pour me demander quelle était ma place dans le monde, et mon petit quotidien en entreprise me faisait penser encore davantage que rien n'avait de sens.
Les seules choses qui me sauvaient, c'était la traduction et l'écriture. Deux passions que j'exerce depuis tellement longtemps, en parallèle de mon "vrai" emploi, que je n'avais jamais pensé que cela pouvait être un travail, puisque Madame C., professeure de philo au lycée de Boulogne Billancourt, nous avait bien appris que l'étymologie du mot "travail" vient de "tripalium", qui est un instrument de torture à trois poutres. Faire un métier qu'on aime ne pouvait donc exister que dans le monde des masochistes. Ou des artistes (mais est-ce bien différent ?). Le souci, là aussi, c'était que mon maître à penser, Charles Aznavour, me répétait depuis des lustres que la bohème, c'est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : j'étais donc techniquement trop jeune pour faire carrière là-dedans.
Le problème, quand on commence à se poser des questions sur le sens des choses, c'est un peu comme quand on commence à se demander d'où viennent les ingrédients pour faire les gâteaux Savane : plus on fouille, moins on comprend, plus ça fait peur.
Puisque j'avais du temps, je me suis lancée dans le projet de retracer et d'écrire l'histoire de ma famille du côté de mon père. Mes grands-parents sont des Arméniens nés en Turquie, pays qu'ils ont fui pour la France lorsque mon père avait dix ans. J'ai passé plusieurs mois à parler avec eux, à fouiller des archives, personnelles et historiques, et à tenter de rassembler tous ces morceaux dans un récit. Lorsque j'ai mis un point final à ce projet, d'autres questions sont apparues : ma famille a fui un génocide en se cachant dans une ferme. Ils ont fui les persécutions en montant sur un bateau. Puis, ils ont fui la pauvreté en travaillant d'arrache-pied. Aujourd'hui, on me dit encore de fuir la crise et les dangers du monde en créant autour de moi un cocon stable et protecteur. Et soudain, ça m'a frappée : elle est où, la fin de la fuite ? Quand est-ce qu'on peut se dire que maintenant, il est temps de vivre ? Quand est-ce qu'on peut remercier nos anciens pour tout ce qu'ils ont fait pour nous et leur dire que grâce à eux, dorénavant, on vivra sans crainte et que la seule préoccupation qu'on aura, ce ne sera pas de savoir comment survivre, mais comment être heureux ? Quand est-ce qu'on sortira de ce cercle vicieux, où il semble qu'il faut constamment se créer des menaces pour se donner une raison de vivre ?
Bref, avec toutes ces questions dans le crâne, j'avais l'impression de m'enfoncer de plus en plus dans une absence totale de sens. J'ai même commencé à écrire une liste des petites absurdités du quotidien. J'ai utilisé l'application "Notes" de mon iPhone qui imite parfaitement le papier jauni et l'écriture manuelle. Je la relis sur l'écran fissuré de mon téléphone, écran que je ne prends plus la peine de réparer après trois tentatives infructueuses de le conserver intact plus de deux mois consécutifs. Mais quelque part, tout ça donnait un cadre idéal pour ma liste d'absurdités.
J'ai donc écrit :
- Il faut mettre du sel pour enlever la neige devant l'immeuble.
- Le sol du quai du métro est plus foncé là où les portes s'ouvrent.
- On partira quand on aura le temps.
- La pizza est un peu brûlée sur les bords, ne mange pas la croûte.
- "Votre arrivée à bien été enregistrée à 8h32".
- Tu ne devrais pas t'attacher autant.
Après, j'ai arrêté, parce que ce n'était pas très intéressant, avec du recul.
Mais j'en étais quand même là, à faire des listes totalement ininspirées, tétanisée par la lourdeur de la situation dans laquelle je m'étais embourbée toute seule, quand il s'est passé quelque chose.
C'était le mois d'août, Paris était vide. Il faisait beau. J'avais bu un thé glacé, allongée dans l'herbe du jardin de l'Institut Suédois dans le Marais, qui avait ouvert un café éphémère pour les vacances. J'avais fait semblant de ne pas connaître le mot français pour "kanelbülle" et j'avais commandé un "kanelbülle" juste pour dire un truc en suédois. Plus tard, Nyamuk et moi avons longuement marché sur les quais en parlant de je ne sais plus quoi. En arrivant près de l'Hôtel de Ville, un concert de jazz avait lieu sur le trottoir, devant la péniche Marcounet. Nous nous sommes assis. J'ai commandé un verre de Pic Saint Loup. Nyamuk m'a regardée. Il avait les mêmes yeux que quatre ans auparavant. Et pour la première fois depuis près d'un an, je me suis sentie légère, calme. La peur omniprésente que je ressentais depuis des mois m'avait tout d'un coup laissée tranquille. Parce que là, dans cette petite seconde, j'ai vu dans ses yeux une ancre qui reste là, malgré tout. Malgré les remous et les raz-de-marée, malgré les larmes, l'apathie, la colère, il était toujours là, avec son regard, et même si tout tournait autour de moi, il y avait toujours ça, là.
C'est là que j'ai décidé de repartir. Parce que ce qui est raisonnable, ce n'est pas d'avoir le chèque qui tombe à la fin du mois, et ce n'est certainement pas les machines à badge. Ce qui serait raisonnable, je me suis dit, ce serait que tous les jours soient comme celui-là. Avec cet amour, ce calme, et cette envie que ça continue le lendemain.
Et puis, quelques jours après, le système électrique de la machine à badge du bureau m'est tombé sur la tête. Et si j'avais eu un peu moins de chance, j'aurais peut-être pu mourir dans un bureau d'Issy les Moulineaux ou finir tétraplégique. Ou c'était peut-être juste le signe que je cherchais.
J'ai porté une minerve quelques jours, et puis j'ai pris mon billet d'avion : un aller simple, direction Bangkok. Je ne sais pas quand je vais revenir.
Nyamuk me soutient énormément dans ce projet. C'est même en grande partie grâce à lui que je pars. Au bout de quatre ans de relation, nous avons suffisamment de confiance l'un pour l'autre, et suffisamment confiance en notre histoire, pour savoir que nous tiendrons. Savoir que j'ai cet ancrage ici, en France, c'est ce qui me rassure et me permet de franchir le pas. Et puis, c'est lui-même qui me l'a dit : si je ne pars pas, si je ne fais pas ce que j'ai à faire, je risque de lui mettre sur la dos ma frustration, et notre histoire sera bien davantage en danger que si je réalise un rêve. Et je l'aime encore plus de savoir qu'il est capable de penser ça. Finalement, il y a de grandes chances que cette expérience ne fasse que nous rapprocher.
Après la Thaïlande, je compte passer des frontières. Laos, Cambodge, Vietnam, Indonésie. On verra bien. Ou peut-être que j'en aurai marre de la chaleur et que j'irai en Islande. Ou peut-être que je rentrerai à Paris. Je ne compte pas m'installer là-bas en Asie. Il fait sans doute beaucoup trop chaud pour moi qui préfère largement le climat suédois. Mais je pars sur la route pour en savoir un peu plus sur moi-même, pour me remplir les rétines et la tête de belles choses, d'optimisme et surtout
surtout
surtout
pour faire un bon gros doigt d'honneur à la peur dans mon estomac qui me dit de rester bien sagement là où je suis, et pour me laisser la chance, dans ma vie, de pouvoir choisir ma route, sans me laisser guider par l'angoisse.
Parce qu'après avoir longtemps bûché sur mon arbre généalogique, je suis persuadée que si mes ancêtres se sont battus pour leurs enfants, c'était pour qu'ils puissent un jour se dire ce genre de choses.
Anaïd Sayrin