Pourquoi les artistes féminines qui se droguent sont-elles considérées comme des junkies tandis que les addictions des hommes sont présentées comme le tribut de leur génie ? Cette question est au coeur d'un article intitulé "Amy Winehouse, Kurt Cobain et le sexe du martyr" publié sur le site spécialisé Pitchfork.
Comparant les deux documentaires sur ces artistes emportés par leur addiction sortis en 2015 (Montage of Heck sur Kurt Cobain, et Amy sur Amy Winehouse, ndr), la journaliste Molly Beauchemin s'interroge sur le contraste entre le portrait qu'ont fait les médias du leader de Nirvana et celui de la chanteuse soul disparue en 2011. Quand le premier fut considéré comme un génie torturé que la dépression à conduit à se droguer, la seconde fut en effet présentée dans les médias qui se repaissaient de ses frasques comme une pathétique droguée, comme en témoigne le documentaire qui lui est consacré.
Amy Winehouse n'est pas la seule artiste féminine à avoir bénéficié de ce traitement médiatique dégradant. Molly Beauchemin évoque ainsi Janis Joplin, présentée après sa mort d'une overdose d'héroïne comme une "marginale" au comportement "explosif". Et que dire de la diabolisation d'une chanteuse encore en vie, à savoir Courtney Love, accusée non seulement d'être une junkie irresponsable mais d'avoir commandité le meurtre de Kurt Cobain ?
Pour la journaliste de Pitchfork, cette différence de traitement tient au fait que les femmes sont encore considérées dans l'inconscient collectif comme des êtres dont la première mission est la reproduction."Il est très probable que ce portrait injuste des femmes émane d'une vision puritaine de 'la femme artiste', cette idée peu exprimée selon laquelle les femmes, parce qu'elles portent les enfants, ne sont quelque part pas en mesure de se consacrer pleinement à leur art à la manière des hommes. Les artistes féminines sont invariablement considérées comme des outsiders, des intruses qui doivent leur génie soit à leur manager (The Runaways), à leur producteur (Ke$ha), à leur célèbre petit-ami (Joni Mitchell) ou à leur mari (Alice Coltrane)", écrit-elle.
De fait, le mythe du Pygmalion a la dent dure dans le domaine de la musique. Il suffit pour s'en convaincre de penser à Lana del Rey, présentée par les médias au moment où elle a percé avec son tube "Video Games" comme une vulgaire marionnette aux mains de producteurs talentueux.
Les chanteuses doivent ainsi composer avec le fait que les médias continuent à les considérer comme des muses, dans le meilleur des cas, et la plupart du temps comme des poupées savantes. Sans compter qu'elles doivent également supporter le fardeau de l'apparence, à la différence des hommes, dont la dégradation physique, qu'elle soit due aux drogues ou tout simplement à la vieillesse, n'est jamais autant pointée du doigt.
Le statut d'objet sexuel conféré de tout temps aux femmes explique sans doute aussi le traitement sans pitié des artistes qui succombent aux drogues : la déchéance physique de la femme, a fortiori quand elle est la conséquence d'une consommation excessive de drogues, et, pire, d'alcool, est toujours de l'ordre du tabou. Il suffit de comparer la manière dont la chanteuse Marianne Faithfull a été méprisée pendant les longues années qu'a duré son addiction à l'héroïne, tandis que ses anciens compagnons de débauche Mick Jagger et Keith Richards n'ont jamais eu à subir de procès médiatique pour leurs excès en tous genres.
Ainsi les artistes féminines qui se droguent sont condamnées à la double peine : non seulement elles sont encore bien souvent considérées comme illégitimes, mais quand elles ont du succès, et pour peu qu'elle se réfugient dans la drogue, on les cloue au pilori. Comme l'écrit Molly Beauchemin sur Pitchfork, "nous martyrisons les femmes parce que nous avons peur de leur grandeur et nous avons peur des femmes qui vivent au-delà des limites."