C'est un hashtag qui engendre un millier de publications sur Instagram, et une abondance de vidéos sur TikTok : #cryingselfie. Le "crying selfie" consiste à poster sur ses réseaux des "selfies" (rien d'étonnant jusque-là)... en larmes. Partager sa tristesse pour mieux l'endurer.
C'est aussi un étonnant contrepoint aux codes des réseaux sociaux, et notamment d'Insta : exit le sourire et l'apparente jovialité. Ici, c'est le désespoir qui volontiers s'exprime sans filtre. Et ce sous la forme de l'une des plus populaires expressions de soi de l'ère contemporaine. Loin d'être confidentielle, la pratique a été boostée par les posts viraux de célébrités. Au devant d'elles, la jeune mannequin Bella Hadid.
Relayant une série de "crying selfies" déroutants au détour d'un post abondamment liké dédié à Willow Smith, la top-model de 25 ans voit même là un geste important. Thérapeutique ?
Et pourquoi pas ? A travers sa publication aux plus de deux millions de likes, Bella Hadid d'expliquer sans détour : "Tous les humains sont différents, chaque être humain a quelque chose d'unique à offrir, et les gens oublient que tout le monde ressent fondamentalement la même chose : la perdition, la confusion. Tout le monde ressent cela mais essaie de le dissimuler d'une manière ou d'une autre. Nous devons nous unir dans nos insécurités".
Partager sa tristesse serait encore le meilleur moyen de la normaliser, l'accepter au lieu de la fuir, sur un espace fédérateur : les réseaux sociaux. "Tout ce que vous devez entendre, c'est que vous n'êtes pas seul. Tu n'es pas seul. Je t'aime, je te vois et je t'entends", poursuit la mannequin, évoquant au passage la dépression qu'elle a pu vivre.
A WSJ Magazine, Bella Hadid est revenue plus en détail sur cette pratique. "Quand je vivais des épisodes vraiment dépressifs, et que ma mère ou mon médecin me demandaient comment j'allais, au lieu de devoir répondre par SMS, je leur envoyais simplement une photo. C'était la chose la plus facile à faire pour moi à l'époque parce que je n'étais jamais capable d'expliquer comment je me sentais. Je serais juste dans une douleur mentale et physique atroce et débilitante, et je ne savais pas pourquoi", assure-t-elle.
Le selfie serait avant tout un moyen de parler quand les mots ne suffisent pas ou, simplement, ne sortent pas. Une bouée de secours.
Une explication qui a touché beaucoup de monde. La preuve, la mannequin Paulina Porizkova a récemment relayé ses propres "crying selfies".
Mais qu'en pensent au juste les expertes de la santé mentale ? Elles expriment un intérêt vif. La psychothérapeute Natasha Page analyse ainsi du côté du Huffington Post : "C'est formidable que Bella Hadid ait trouvé un moyen qui l'aide à communiquer ses besoins. Si elle trouve du réconfort à pouvoir partager ses émotions négatives de cette manière, tant mieux. Montrer sa vulnérabilité peut être utile pour tous ceux qui peuvent avoir des difficultés avec leur propre santé mentale. La santé mentale est complexe et certaines personnes peinent à demander de l'aide".
A Vogue, la psychothérapeute Liz Beecroft ajoute quant à elle que l'équation réseaux sociaux + santé mentale n'est pas forcément négative. Au contraire, les deux peuvent matcher. A condition d'apporter plus de sources solides à destination des personnes en détresse. "Il est important que nous utilisions nos plateformes en ligne pour éduquer les individus sur la manière dont ils peuvent soutenir le bien-être des autres, que ce soit en partageant des expériences personnelles ou l'expertise de professionnels de la santé mentale", affirme l'experte.
Des avis mesurés donc, qui suggèrent une chose : le crying selfie peut être un bon premier pas, s'il part d'une intention personnelle, mais le terme "thérapeutique" est peut être trop fort pour l'y accorder. D'autant plus que ce sont ces mêmes réseaux sociaux qui peuvent conduire au désespoir - le stress, l'anxiété, la dépression. A user avec modération donc.
C'est d'ailleurs ce que rappelle la psy Natasha Page dans les pages du HuffPost. "Parfois, lorsque nous sommes dans des états d'émotion intenses tels que la colère ou la tristesse, nous pouvons agir de manière impulsive et cela peut entraîner la publication de quelque chose que l'on peut regretter plus tard. Une fois que les choses sont sur Internet, il est souvent trop tard pour se rétracter", détaille-t-elle. En somme, ce geste de dévoilement public, s'il n'engendre que plus de tristesse par la suite, ne doit pas être pris à la légère.
Pas question de faire éprouver peur et culpabilité aux personnes à la santé mentale fragile : non, il s'agit plutôt de rappeler que toutes les réactions engendrées sur les réseaux sociaux ne sont pas saines ou positives. D'ailleurs, la psychologue Monica Johnson le rappelle très bien à Vogue : "Il ne s'agit pas simplement d'obtenir du soutien, il s'agit d'obtenir le bon soutien". Et toutes les réactions ne seront pas les bienvenues. C'est pour cela que la psychologue recommande de "chercher l'aide dont l'on a besoin professionnellement et de faire appel à un thérapeute".
Cependant, les publications de personnalités reconnues comme Bella Hadid ont un véritable intérêt : bousculer ce que l'on attend habituellement des réseaux sociaux en brisant le tabou de la santé mentale. Et en posant de grandes questions comme "comment s'exprimer quand on a plus les mots ?".
A cette interrogation répond le langage des plateformes sociales, réapproprié dans un but intime, mais aussi collectif, pour témoigner de maux trop familiers, et embrasser tous ensemble ses émotions négatives. Une manière délibérément "connectée" de faire entrer d'autant plus les enjeux de santé mentale dans les consciences, à l'heure où une chanson sur la dépression est devenue un tube. Tout du moins, on peut l'espérer.