"Salut les gars !". C'est une tirade complice que l'on décoche à ses ami·e·s. Elle est à ce point banalisée que l'on ne se rend même plus compte de son sens. Lorsque l'on souhaite susciter l'intérêt de son audience, qu'il s'agisse de ses potes ou de ses collègues de travail, "les gars" sonne comme l'évidence-même. C'est un réflexe langagier, de ceux que l'on traîne depuis l'adolescence, et qui fait plus office de ponctuation entre deux phrases que de discours à prendre "au pied de la lettre". Et pourtant...
Et pourtant, de plus en plus de voix insistent sur la portée sexiste d'une telle formulation. Oui, balancer un insouciant "les gars" lorsqu'une (ou plusieurs) femmes se trouvent dans l'assistance, ce n'est pas anecdotique, mais problématique. De l'autre côté de l'atlantique, chercheurs et anonymes remettent déjà en question l'emploi de l'équivalent anglophone "hey guys!" et leurs arguments sont pertinents à souhait. Comme nos préjugés (et le patriarcat), le langage ne demande qu'à être bousculé. Et si on commençait ?
Qu'importe que "les gars !" passe inaperçu ou non, un léger pas de recul est nécessaire pour comprendre l'absurdité de cette formulation si populaire. En parlant ainsi, l'on suggère à nos interlocutrices que le masculin l'emportera toujours sur le féminin. Quitte à attribuer à cette qualification masculine une vocation "neutre" qui suppose que, tout naturellement, "les gars" puisse aussi bien désigner des hommes que des femmes, sans différenciation des sexes. Or, la véritable neutralité consisterait justement à corriger ce léger tic de langage. Désirer un dialogue plus inclusif et (rêvons un peu) loin, le plus loin possible des discriminations du quotidien. De l'audace que diable.
C'est d'ailleurs ce sur quoi insiste cet article de The Atlantic. Salutation courante, "les gars" est avant tout un excès de familiarité qui ne prend pas en compte l'identité et la sensibilité de chacun. Ce faisant, ces deux mots témoignent d'un paradoxe tout ce qu'il y a de plus intéressant : "c'est un moyen facile de s'adresser à un groupe d'individus, mais pour beaucoup, c'est un symbole d'exclusion", résume The Atlantic. En désirant réunir les gens entre eux, cette expression désuète ne parvient qu'à diviser. Rien de très positif pour votre cercle d'amis ou votre vie professionnelle.
Loin d'être neutre donc, "les gars" est un signe d'irrespect plutôt évident, bien qu'involontaire. La preuve que notre langage est hanté par un sexisme insidieux. Sexiste, le mot est lancé ! Et il n'a rien d'exagéré. "Ce terme est sexiste car, tout en prétendant ne pas l'être, il valorise en fait les hommes par défaut", surenchérit le site ABC. Un avis avec lequel s'accorde la conférencière féministe Jessian Choy. L'érudite a remarqué que, bien souvent, "les gars" a pour effet de minorer la présence des femmes dans une salle ou autour d'une table, et par-là même leur parole et leur légitimité. En fait, cette expression les invisibilise, purement et simplement.
"Il y aura toujours d'autres chats à fouetter, mais pourquoi ne pas se concentrer sur ce que nous pouvons contrôler, à savoir notre langue ? Si nous ne pouvons même pas prendre conscience de la façon dont nous nous adressons aux femmes, alors bien sûr, il y aura toujours une inégalité entre les sexes", s'attriste encore l'oratrice. Une reconnaissance linguistique qui va de pair avec la reconnaissance sociale. L'usage du "les gars" est d'autant plus violent dans le cadre du travail : il ne fait que souligner l'absence de parité et de diversité d'une entreprise, au profit d'un gimmick très "boys club" s'il en est. Il contient en lui l'idée selon laquelle une majorité masculine constituerait la norme au sein de la sphère professionnelle. Vous avez dit "patriarcat" ?
Corriger notre langage, même sa dimension la plus anecdotique, est une lutte quotidienne. C'est d'ailleurs un ancien chef de l'armée australienne, David Morrison, qui nous l'explique. Interrogé par le site ABC, cet étonnant interlocuteur insiste pour que "hey guys" soit viré une bonne fois pour toutes du parlé australien. Ses arguments ? Le bien-être de la communauté, la considération des différences, l'assurance d'un environnement plus sain puisque celle "d'une pensée plus diversifiée", analyse-t-il. "Une façon de créer ce type d'environnement est de faire attention à la façon dont vous communiquez avec les autres, en leur parlant et en écoutant leurs opinions avec respect", poursuit l'ex-militaire. Bien dit chef.
A défaut de s'améliorer, cet environnement-là peut vite devenir toxique si l'on s'obstine à conserver des accroches qui nuisent à nos interactions. L'enquête de The Atlantic met notamment le doigt sur la dimension oppressive de cette expression, qui fait autant de mal aux personnes transgenres (les renvoyant sans considération à leur vie d'avant leur transition) qu'à des employées qui, minoritaires au sein d'une boîte ou d'un secteur à sensibilité masculine, se sentiraient forcément "chassées" d'un groupe. Lorsque l'on banalise un mot, on banalise également les phénomènes d'exclusion qu'il sous-entend.
Pourtant, la langue est riche. "Tout le monde", "les gens", "les amis", "toutes et tous"... les alternatives à ce trop désuet "les gars" ne manquent pas, et plus encore, elles abondent. "J'ai supprimé "les gars" de mon lexique, du mieux que je peux. Je pense que c'est important. Ces "petites gouttes" de langage exclusif ont autant d'effets négatifs que si vous décochiez une remarque inapproprié à quelqu'un", nous assure David Morrison. Une réflexion limpide que beaucoup ont encore du mal à accepter, tant elle met à mal un certain confort de pensée. Et pourtant, "si les femmes sont contrariées quand les hommes les appellent "gars", la chose correcte à faire reste, tout simplement, de les appeler autrement : il est absurde de blesser quelqu'un juste pour le plaisir", avance cette tribune du Guardian.
Comprendre qu'à l'instar de certaines insultes (racistes, homophobes, sexistes) "les gars" peut constituer un propos offensant, c'est avant tout reconsidérer l'autre et l'estime qu'on lui porte. Une exigence d'ouverture nécessaire face à un usage du langage certainement trop étroit. Questionner les aspects les plus familiers de notre langue permet toujours de poser sur le tapis des thématiques plus complexes, comme l'égalité des sexes et le sexisme ordinaire. Une invitation au débat et à l'apprentissage.