Il existe un jour d'après : le Jour Zéro, lorsque l'on décide d'arrêter l'alcool. Oui, même le "petit verre" ou le "dernier pour la route" qui semble anodin. C'est cette expérience de l'abstinence que nous raconte la journaliste et autrice Stéphanie Braquehais dans son nouveau roman. Un récit intime pour poser des mots sur une addiction qui a encore tout du tabou, surtout dans une nation de buveurs de vin : l'alcoolisme.
Une lecture des plus percutantes en plein Dry January - cette campagne salutaire nous incitant à stopper notre consommation d'alcool après le Nouvel An. Est-ce si rassurant d'envisager l'adieu à l'alcool comme un "défi" ? Cette interrogation en dit long sur la banalisation d'une drogue. Une inquiétante normalisation qu'aborde l'écrivaine, tout en passant au crible les processus psycho et sociologiques qui peuvent être à l'origine du premier verre versé. "Ne pas boire d'alcool, c'est devenir antisystème ", décoche l'écrivaine. A raison.
Découle de ce journal une introspection débordante de lucidité sur une union toxique. Par ricochets, c'est un miroir que nous brandit Stéphanie Braquehais. A-t-on raison de s'inquiéter de l'alcool uniquement les jours de gueule de bois ? A l'heure où les confinements ne font qu'exacerber les consommations, Jour Zéro s'avère être une lecture de première utilité. Voici quatre raisons de s'en abreuver.
En se remémorant au gré de son abstinence sa relation à l'alcool, Stéphanie Braquehais ausculte avec lucidité la chronologie d'une addiction. Récit éclaté, fait de souvenirs de jeunesse embués par l'ivresse et de retours de gueules de bois impitoyables, Jour Zéro démontre avec quelle aisance l'alcool s'invite dans nos vies, au point de ne plus vouloir la quitter. Famille, amis, coups d'un soir et couple, tout nous scotche les pieds au bateau ivre.
D'abord "synonyme de fête et d'amusement", l'alcool mûrit avec nous, tel un bon vin empoisonné. "Ma vie de buveuse a démarré par le biais des vacances et des fiestas. Le premier verre, un Malibu Ananas, a ouvert la porte à un processus de dépendance qui s'est installé avec la répétition de l'expérience. Jusqu'à ce qu'un verre devienne essentiel pour un nombre trop important d'épreuves de la vie : déprime, anxiété, blues passager... ou tout simplement pour adresser la parole à un inconnu dans une soirée", narre l'autrice.
Difficile de ne pas se reconnaître à travers cette gradation qui met le doigt là où ça fait mal : présenté comme un remède face aux injonctions sociales (alors qu'elle en fait partie), l'alcool prétend panser les plaies. En vérité, loin de noyer "l'ennui, la frustration, la panique, la rage" qui traversent nos existences, elle ne fait qu'en exacerber les effets. La journaliste l'avoue d'ailleurs : "Je buvais de l'alcool pour m'oublier, ne plus exister".
Plus dure sera la "GDB".
Auto-psychanalyse déguisée en journal de bord pointilleux, Jour Zéro nous parle aussi bien de l'alcoolisme... que de l'impossibilité d'en parler. Ce simple terme sonne comme un crash autoroutier : alcoolisme. Tant et si bien que, véritable tabou, l'on en vient à l'ignorer, et à le nier. Car qui au juste ose se dire alcoolique ? Cet indicible ne pouvait trouver meilleure expression que la forme romanesque, qui consiste justement à trouver les mots.
Et si le premier symptôme de l'alcoolisme était la difficulté à l'avouer ? L'autrice paraphrase une pensée héritée d'un blog : "Si vous vous demandez si vous avez un problème avec l'alcool, c'est que vous avez un problème avec l'alcool". Quand la romancière se scrute dans le miroir, elle nous renvoie à l'ivresse de nos soirées passées, celles du monde d'avant. "Suis-je alcoolique, grosse buveuse, fêtarde ? Le mot 'alcoolisme' me terrifie", confesse-t-elle.
L'acte littéraire apparaît dès lors comme une quête de sens, une tentative de définition à travers la brume : "Personne n'est d'accord sur ce qu'est l'alcoolisme. Est-ce trop boire, mal boire, souffrir de sa consommation, dévier du consensus social qui norme cette consommation ? Si j'étais russe au dix-neuvième siècle, est-ce que ça changerait quelque chose ?", s'interroge notre narratrice non sans humour. On se le demande aussi.
L'humeur de Stéphanie Braquehais n'est pas qu'à l'introspection. Non, l'autrice ponctue également son récit authentique d'une abondance de fun facts - pas vraiment fun - étayés par des études et des textes de référence. L'on apprend ainsi qu'entre 1990 et 2017, la consommation d'alcool (pur) en France - l'un des grands champions du genre - est passée de 5,9 à 6,5 litres par an et par personne. Pire, 10 % des consommateurs "boiraient à eux seuls 58 % de l'alcool vendu". D'où la réalité, indéniable, de l'alcoolisme dans l'Hexagone.
Mais ce n'est pas tout. L'écrivaine en profite également pour balayer les fake news, quitte à égratigner le vernis glamour des liqueurs. Exit cette si belle citation de Sagan : "Quand on est ivre, on dit la vérité mais personne ne nous croit". Selon l'autrice, l'alcool ne révèle en rien notre "vraie nature". Il encourage plutôt nos "réactions impulsives" et va jusqu'à exacerber les "attaques racistes et homophobes" mais aussi sexistes de certains.
A ce sujet, dénote au coeur de cette étude de l'alcoolisme au féminin cette punchline éclatante de lucidité : "Lorsque les hommes ont un trou noir alcoolique, ils s'en prennent aux autres. Quand les femmes ont un trou noir alcoolique, on s'en prend à elles".
Quel est le Jour Zéro ? Le premier du reste de nos vies, celui de l'abstinence. C'est avec pudeur et véracité que l'écrivaine se dévoile. Littéralement. "J'apprends à désapprendre, à vivre dans le doute, à remettre en question. Je m'épluche, peu à peu, j'ôte mon écorce. Jusqu'au noyau. Arrêter l'alcool consiste à enlever la ouate qui m'enveloppait et me protégeait du monde. A me dénuder", témoigne-t-elle. Un plongeon dans l'abîme.
Ou bien, une chute. C'est en tout cas ainsi que se vivent les premiers mois sans bières, ni vin, ni vodka. "Vivre sans alcool me fait penser à la mort. A quoi bon vivre, si je ne peux pas m'évader de la vie de temps en temps, me débarrasser un peu de moi-même quand le besoin s'en fait ressentir ?", déplore l'autrice. Au sein d'une société de consommation publicisant l'alcool jusqu'à l'overdose, les moyens d'échapper aux affres de l'existence se multiplient, à l'inverse des initiatives permettant de la transformer pour la rendre plus supportable.
Drôle de paradoxe tant bien des gouvernements partagent une obsession certaine pour l'addiction et son traitement répressif. Mais ce n'est pas la plus mince contradiction qui émerge quand l'on parle d'alcool(s). Stéphanie Braquehais observe que si la simple notion d'alcoolisme terrifie autrui, son refus, lui aussi, dérange. Elle s'interroge : "Lorsque quelqu'un arrête de boire, on ne peut s'empêcher de penser qu'il a un problème. L'alcool serait-il la seule drogue qui rende malade quand on arrête d'en prendre ?".
Derrière ce doute, un autre, pressant : la pandémie va-t-elle accélérer le rythme de toutes les addictions anonymes ? "Nous n'avons pas suffisamment de recul pour affirmer avec précision que ce confinement augmenterait les risques d'addiction à l'alcool. Mais un tel contexte peut engendrer une surconsommation, de l'alcool, du tabac, des anxiolytiques et des antidépresseurs", nous expliquait déjà Nelly David, la Directrice Générale de l'Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA), en mars dernier.
Stéphanie Braquehais, elle aussi, tire la sonnette d'alarme. Et nous invite à méditer cet adage des Alcooliques Anonymes : "Il faut accepter les choses qui ne peuvent être changées, et avoir le courage de changer celles qui doivent l'être".