Célébrer son amour en robe blanche bouffante, à grands coups de champagne, est un luxe que seuls les pays développés peuvent s'offrir. Car le mariage, dans sa forme la plus ancienne, n'a rien de romantique : c'est un acte politique ou financier, une transaction marchande dans laquelle la fille n'est qu'une monnaie d'échange. Et c'est comme ça qu'encore aujourd'hui, dans le monde, 15 millions de filles se voient chaque année arrachées à leur enfance et mariées de force avant leurs 18 ans, selon les chiffres de l'ONG Plan International.
Au Bangladesh, le troisième pays au monde dans le sinistre classement des pays les plus gangrenés par le mariage précoce, 73% des filles sont mariées avant d'atteindre leur majorité. Ce phénomène est un véritable fléau aux conséquences tragiques : déscolarisation des filles, grossesses précoces et dangereuses,abus sexuels, violences conjugales, dépendance totale des filles vis-à-vis de leurs maris, exploitation... Mais il est difficile d'échapper à cette coutume ancrée dans les moeurs depuis des siècles lorsqu'on naît fille dans un pays pauvre et musulman où les femmes n'ont pas le droit à la parole.
C'est pourtant l'exploit qu'a accompli Radha Rani Sarker : parrainée par l'association Plan International dès son plus jeune âge, la jeune bangladaise a réussi à échapper au mariage que sa famille avait arrangé pour elle à ses 14 ans. Depuis, elle a déclaré la guerre au mariage précoce et sillonne le pays pour faire de la prévention et arrêter les unions illégales. Militante et porte-parole de Plan International, la jeune femme de 21 ans est venue à Paris pour célébrer la Journée Internationale de la Fille du 11 octobre, que l'ONG a dédiée au combat contre le mariage précoce. Véritable icône, au Bangladesh, Radha en a déjà stoppé plus de 500. Rencontre avec une jeune femme hors-norme, au sourire immense et à la détermination infaillible, qui a refusé de courber l'échine sous le poids de l'injustice.
Terrafemina : Vous avez échappé à un mariage forcé alors que vous n'aviez que 14 ans. Que s'est-il passé ?
Radha Rani Sarker : Lorsque mon père est mort, ma soeur aînée et son mari ont immédiatement cherché à me marier pour soulager ma famille, parce que nous n'avions pas beaucoup d'argent et que nous étions 5 filles. J'ai catégoriquement refusé, mais ils m'ont kidnappée et emmenée de force chez cet inconnu, qui avait dix ans de plus que moi. J'avais vu ce qu'il arrivait à mes soeurs et mes amies lorsqu'elles se mariaient, et je savais très bien ce qui m'attendait, alors je me suis enfuie à la première occasion pour aller me réfugier chez la mère.
Tf : Comment une petite fille trouve-t-elle la force de s'opposer à une coutume ancrée depuis des générations dans votre culture ?
R.R.S : Je n'aurais jamais réussi à échapper à ce mariage si l'on ne m'avait pas appris depuis toute petite que j'avais le droit à mieux, que j'avais des droits en tant qu'enfant et qu'ils devaient être respectés. J'ai eu l'immense chance d'être parrainée par l'association Plan International pendant 15 ans : grâce à ce parrainage, dès mes 8 ans, je participais à des programmes de prévention, où l'on nous alertait sur les risques du mariage précoce, où on nous apprenait à comprendre que non, malgré ce que notre culture disait, ça n'était pas "normal ". J'adorais ces groupes, j'étais considérée comme la leader là-bas, et j'avais toujours refusé de me marier enfant grâce à ce que j'y avais appris. Sans ça, je n'aurais jamais eu la force de m'opposer à mon mariage : ça ne m'aurait tout simplement pas paru possible.
Tf : A quoi ressemble la vie d'une fille, au Bangladesh ?
R.R.S : Les inégalités de genre sont colossales au Bangladesh. Dès la naissance, les filles n'ont pas la même valeur que les garçons. L'accomplissement ultime pour une fille, ce à quoi on la prépare toute sa vie, c'est le mariage. C'est la seule chose qui compte. Les garçons sont élevés pour faire des travailleurs, tandis qu'on apprend aux filles à faire le ménage et la cuisine, pour qu'elles soient de bonnes épouses. Dès leur plus jeune âge, on leur met cette idée dans le crâne : vous n'êtes personne si vous n'êtes pas mariée. On ne leur montre rien d'autre, on ne leur apprend rien d'autre.
Les filles les plus pauvres travaillent en vendant des babioles dans la rue, en tressant des paniers d'osier ou en faisant le ménage dans des familles aisées jusqu'à ce qu'elles soient mariées, les plus riches vont à l'école jusqu'à ce qu'on leur trouve un mari. C'est comme ça que la tradition du mariage précoce se perpétue : si on n'intervient pas, le seul avenir d'une fille au Bangladesh, c'est le mariage. Celles qui ont la peau la plus claire [ndlr : un des principaux critères de beauté au Bangladesh] ont un peu plus de temps : comme elles sont plus belles, on sait qu'on les mariera même si on attend un peu. Par contre si vous avez la peau foncée, on peut chercher à vous marier dès vos 8 ans : la pression est plus forte !
Tf : Le Bangladesh est le 3ème pays où l'on compte le plus de filles mariées avant 18 ans, bien que le mariage précoce y soit illégal depuis plus de 70 ans. Pourquoi continue-t-on à marier les filles de force ?
R.R.S : Les causes sont multiples, malheureusement... Pour moi, la principale reste la discrimination que subissent les filles, comme je viens de l'expliquer. La pression sociale est également un facteur de taille : une fille adulte non-mariée couvre de honte la réputation de sa famille entière, vous imaginez ? C'est très dur de lutter contre ça, contre les gens que vous aimez !
La religion joue également un rôle majeur dans les mariages précoces, surtout dans les régions les plus pauvres, où les gens sont très pratiquants, la religion passe au-dessus de la loi. Et comme elle autorise le mariage précoce, ça rend la lutte contre cette pratique beaucoup plus complexe... Mais la pauvreté pèse aussi dans la balance, évidemment : un mariage, c'est une transaction financière, la famille de l'épouse peut "vendre" sa fille à un homme si elle ne parvient plus à subvenir à ses besoins. La misère fait ça : elle transforme les filles en marchandises à échanger...
Le dernier facteur est souvent moins connu : on marie les filles jeunes afin de les protéger. Au Bangladesh, il y a beaucoup de cas d'agressions sexuelles, alors que tout l'honneur d'une fille repose sur sa virginté. Si une fille est agressée, elle ne pourra plus jamais être mariée, et c'est un immense déshonneur. C'est pour cela que parfois, pour éviter que les filles soient "perdues", on les marie très tôt. Vous vous rendez compte, marier les filles pour leur éviter le viol ? C'est surréaliste, et pourtant, on en est là.
Tf : Pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans l'humanitaire et de vous battre contre le mariage précoce ?
R.R.S : Tout simplement parce que je n'aurais rien voulu faire d'autre. Je sais à quel point le mariage précoce peut terrifier une petite fille, et à quel point cela peut ruiner sa vie. J'y ai échappé, et je ne voulais pas que les filles de mon pays continuent à vivre en redoutant les abus sexuels, les violences domestiques, les grossesses précoces... Je veux que les filles n'aient plus peur qu'on les force à arrêter leurs études pour les condamner à une vie de soumission auprès d'un inconnu qui a vingt ans de plus qu'elles. Et puis, comment voulez qu'une enfant s'occupe d'une famille ? C'est important de préserver l'enfance, c'est comme ça qu'on changera notre pays. Et j'avais envie de faire partie de ça, j'en ai toujours rêvé : je veux voir les choses évoluer.
Tf : Dorénavant, au Bangladesh, vous êtes une chasseuse de mariages ("wedding buster"). En quoi cela consiste-t-il ?
R.R.S : Cela consiste à faire de la prévention, pour empêcher des mariages précoces, mais aussi à stopper ceux qui sont sur le point d'être noués. J'en ai arrêté plus de 500 depuis que j'ai commencé comme "wedding buster". Pour cela, on travaille main dans la main avec les autorités et les communautés. On sensibilise les parents, les enfants et les chefs religieux au danger des mariages précoces, on leur montre qu'il y a d'autres options, d'autres manières de s'en sortir. Lorsqu'un mariage se prépare malgré tout, on m'avertit, et je viens pour essayer de dissuader les parents. Si je n'y parviens pas, j'alerte le préfet pour le faire arrêter : je suis un intermédiaire, en quelque sorte. Les filles peuvent aussi venir me trouver pour que je les aide, et j'en suis heureuse : c'est incroyablement gratifiant de pouvoir faire ça.
En plus du porte-à-porte, je fais aussi du théâtre de rue : on joue des petites pièces en plein air, en abordant les sujets du mariage précoce, de la déscolarisation, de l'exploitation des enfants... C'est un bon outil de sensibilisation !
Tf : Comment se fait-il que les autorités ait besoin du soutien des associations et des "wedding busters" pour empêcher les mariages précoces ? L'âge minimum du mariage est pourtant bien fixé à 18 ans ?
R.R.S : Cette loi a plus de 80 ans maintenant, et elle n'a jamais été remaniée. Résultat : elle ne correspond plus du tout au monde actuel. La peine prévue par la législation, en cas d'infraction, est un mois de prison et onze euros d'amende. C'est loin d'être suffisant pour dissuader les gens de perpétuer une coutume... En plus, le problème, c'est que même les gens riches et cultivés marient leurs fillettes, alors qu'ils ont toutes les armes pour ne pas le faire. Comment voulez-vous alors que les gens pauvres, qui ont du mal à subvenir aux besoins de la famille, ne cèdent pas eux-aussi à la solution de facilité ?
Tf : Vous avez dit que petite, vous aviez été parrainée par Plan International. Comment marchent ces parrainages, que ça soit pour le filleul ou la personne qui le sponsorise ?
R.R.S : Le parrainage , c'est ce qui m'a permis de m'en sortir. Ça a un impact majeur sur les communautés. Les enfants correspondent avec leurs parrains et leurs marraines en envoyant des lettres et des photos, tandis que les parrains versent des cotisations tous les mois pour les enfants. Les dons permettent de financer ses fournitures scolaires, ses livres... mais une partie est aussi reversée à la communauté dans laquelle vit l'enfant parrainé : ça permet de payer un banc d'école, des fournitures médicales, des programmes de prévention, du matériel de sport... C'est là toute la beauté du parrainage, ça rejaillit sur tous : ce n'est pas un enfant que vous aidez, mais trente, en aidant à souder les communautés et à mieux les éduquer.
Tf : Vous êtes maintenant étudiante en sciences sociales à l'université. Que voulez-vous faire ensuite ?
R.R.S : Je veux continuer à me battre contre le mariage précoce. Être une chasseuse de mariage, c'est quelque chose que je fais parce que j'en ai envie du plus profond de mon coeur. Je travaille déjà pour Plan International et une autre association dans mon pays, PolisRi. A la fin de mes études, j'aimerais continuer à militer pour ces organisations, mais j'aimerais aussi travailler au gouvernement. Mon rêve, ça serait de devenir chef de district : il n'y a que dans cette position que j'aurais réellement le pouvoir de changer les choses et de protéger les filles.
Tf : Depuis votre mariage forcé, vous avez refusé 7 nouvelles demandes en mariage. Si ce n'est pas indiscret, comptez-vous vous marier un jour ?
R.R.S : [rires] Oui, bien sûr que je veux me marier, le mariage consenti entre adultes, c'est quelque chose que je trouve très beau. Mais je ne veux surtout pas me marier maintenant, je veux finir mes études avant ! Et puis, je ne me marierais que si je trouve quelqu'un qui respecte ce que je fais et ce pourquoi je me bats. Si je ne trouve pas cette personne, je resterais seule : je ne suis pas arrivée jusque-là pour tomber maintenant sous l'emprise d'un homme qui ne soutiendrait pas mes combats !