"Marie Curie disait : 'J'ai beaucoup plus souffert du manque de moyens que du fait d'être une femme'. Elle est définie par ce qu'elle a accompli, incarne pour moi le 'féminisme factuel'. C'est ce que j'essaye d'être moi aussi", explique Marjane Satrapi au micro d'Augustin Trapenard. La cinéaste a du mal à cacher la fascination qu'elle voue à l'une des plus grandes scientifiques de l'Histoire. Marie Curie est au coeur de son dernier film, le biopic fantasmé Radioactive, où irradie une Rosamund Pike habitée par son rôle.
Entre faits réels et interludes fantasques, l'autrice de Persepolis y retrace le parcours tumultueux d'une femme brillante, fait de découvertes majeures et de passions amoureuses, de labeurs exténuants en laboratoire et de vastes considérations sur l'humanité. Fiction et vérité s'entrelacent, si bien que quelques interrogations nous viennent à l'esprit : mais qui au juste était Marie Curie ? Et pourquoi, par-delà sa découverte du radium et du polonium, son nom est-il encore sur toutes les lèvres moins d'un siècle après sa disparition ?
Pour répondre à ces questions, deux voix ne sont pas de trop. Celles de la physicienne Camilla Maiani, médiatrice scientifique au musée Curie à Paris, et celle de Marion Augustin, autrice de Marie Curie : Une femme dans son siècle (aux éditions Gründ), s'avèrent nécessaires pour cerner la "légende Curie". Et nous rappeler pourquoi cette scientifique est si inspirante pour les femmes d'aujourd'hui.
Camilla Maiani : Car c'était quelqu'un de très déterminé, une personne exceptionnelle - et celles et ceux qui travaillaient avec elles la trouvaient d'ailleurs fascinante. Elle fut la première femme professeure en chaire à la Sorbonne mais aussi la première femme à obtenir deux Prix Nobel (et la première à obtenir un prix Nobel tout court) : un Prix Nobel de physique en 1903 et un Prix Nobel de chimie en 1911.
Par-delà sa découverte du polonium et du radium, elle a mis en place l'Institut du radium, ainsi que toute l'industrie du radium, transmettant ainsi tout un héritage - Albert Einstein n'a pas créé d'Institut, lui ! Marie Curie a su valoriser ses recherches auprès de l'institution. C'était une figure emblématique, qui s'est engagée d'un point de vue professionnel, pédagogique et politique. Elle était dans l'agir et le concret.
Après une longue phase d'oubli, il y a eu tout un retour de célébrité de la scientifique, lorsqu'elle a fait son entrée au Panthéon le 20 avril 1995. A l'époque, le président François Mitterrand a décidé d'en faire un symbole féministe, mais également d'insister sur son statut de citoyenne Polonaise qui avait su s'affirmer en France. Il faut se rappeler qu'à la mort de Marie Curie en juillet 1934, l'on trouvait encore dans les journaux conservateurs de l'époque des plumes qui l'appelaient : "L'assistante de monsieur Pierre Curie" !...
En 1995, Marie Curie a occupé le devant de la scène dans la culture populaire, alors que jusque là c'était plutôt Pierre qui tenait le rôle principal. C'était tout un choix politique de la mettre ainsi à l'honneur. Depuis cette date, parmi les récits qui se propagent, notamment dans les livres d'histoire, nombreux sont ceux qui comportent des erreurs. On fantasme le récit d'une femme qui aurait tout fait toute seule, alors qu'elle même insistait sur le fait qu'elle et Pierre Curie avaient toujours travaillé ensemble.
De plus, on parle beaucoup moins de sa fille, la chimiste, physicienne et politicienne Irène Joliot-Curie, que les institutions n'ont jamais érigé en symbole. Alors qu'elle était tout aussi brillante. Elle fut la première secrétaire d'Etat à la recherche scientifique en France (alors que les femmes n'avaient pas encore le droit de vote !), a eu le Prix Nobel de chimie en 1935, puis fut directrice de l'Institut du Radium...
Marion Augustin : Malgré ce prestige, il faut préciser que Marie Curie n'a pas eu un parcours tout tracé, loin de là. Elle a été d'une opiniâtreté incroyable ! Disons que sa carrière est exceptionnelle et faite de hasards heureux. Mais également de soutiens prononcés, masculins notamment. Sa petite fille, la physicienne Hélène Langevin-Joliot, aime à dire d'elle qu'elle est arrivée au "bon moment" en tant que chercheuse, c'est à dire une époque où l'on avait besoin de scientifiques et où la physique était en plein épanouissement.
Camilla Maiani : Marie Curie disait qu'elle ne se sentait pas compétente dans d'autres domaines que les sciences - contrairement à sa fille, qui était une militante féministe et n'hésitait pas à l'exprimer. Elle n'était pas formellement engagée dans une bataille féministe, ne s'exprimait que rarement sur les droits des femmes... Mais son discours a toujours été égalitaire !
Et du temps de ses travaux scientifiques, elle inspirait déjà beaucoup d'étudiantes. Nombreuses étaient celles à venir dans son laboratoire dans l'espoir de travailler avec elle. De plus, elle s'était également exprimée en faveur du droit de vote des femmes [finalement accordé le 21 avril 1944 en France, ndrl]. C'est logique : suivant ses convictions égalitaires, les femmes devaient avoir ce droit autant que les hommes.
Marion Augustin : Malgré ce féminisme non-revendiqué, force est de constater que Marie Curie a bien souvent été la seule femme au milieu d'hommes, lors des nombreux congrès scientifiques auxquels elle a pu participer. Et puis, lorsque la relation qu'elle entretenait avec l'un de ses élèves, le physicien Paul Langevin (qui était alors marié) s'est ébruitée, elle a subi une vague de sexisme et de xénophobie très violente : les hommes pouvaient avoir des amantes, mais l'inverse, c'était amoral...
Même si elle n'avait pas pour habitude de prendre position, Marie Curie a tout de même soutenu les luttes des militantes féministes, comme le mouvement des Suffragettes notamment (les citoyennes britanniques qui, dans la première moitié du vingtième siècle, militaient pour le droit de vote féminin). Parmi ces Suffragettes se trouvait l'une de ses consoeurs, la mathématicienne, inventrice et ingénieure anglaise Hertha Ayrton.
Marion Augustin : Pour ma part je crois beaucoup à l'importance de l'éducation au sein de la famille Curie. Marie Curie avait une intelligence extraordinaire et une véritable ouverture d'esprit, c'est certain, mais il ne faut pas négliger l'influence de son éducation, réellement positiviste, à une époque où la science avait du sens [le positivisme est une doctrine philosophique qui met en avant la rationalité scientifique, ndrl]. Il faut dire qu'en terme de valeurs égalitaires progressistes, la Pologne était très en avance en terme d'éducation dans les années 1870-1880. Marie Curie, très tôt, était une femme résiliente.
Camilla Maiani : Cette éducation qu'elle a reçue était basée sur le principe qu'il n'y avait pas de différence entre les hommes et les femmes, ou qu'il ne devait pas y en avoir dans l'absolu. Et c'est en cela qu'à mes yeux et malgré elle, Marie Curie était profondément féministe !
Camilla Maiani : Marjane Satrapi en rend compte oui, et pourtant je trouve même qu'elle ne le fait pas suffisamment ! (rires) Pierre Curie vient d'une famille progressiste. Son père était médecin. Lui aussi a reçu cette éducation égalitaire. N'oublions pas que c'est Pierre Curie qui, en 1903, a insisté pour que le nom de Marie Curie figure sur le prix Nobel qui lui avait été décerné. D'ailleurs, rappelons que le premier article qui a été publié sur la radioactivité a été signé Marie Skłodowska Curie, ce qui était tout à fait exceptionnel.
On pourrait simplement dire que Marie Curie travaillait dans le laboratoire de Pierre Curie, avec ses instruments à disposition, mais aussi avec toute son aide, son soutien professionnel. Marie Curie n'était donc pas une femme "seule contre tous" - même si elle a su intelligemment contourner les difficultés qu'elle a pu rencontrer sur sa route. Dans les années 1920-1930, le laboratoire de Marie Curie était même l'un des plus financés de France, avec beaucoup de personnel et de ressources.
Marion Augustin : Elle-même, après sa mort tragique en 1906 [écrasé par un fiacre en pleine rue, ndrl] et toute sa vie durant, n'a cessé de parler de Pierre Curie et de la façon dont ils travaillaient ensemble au sein de leur laboratoire, afin de le valoriser, mais aussi de rappeler que c'était une collaboration d'égal à égal. Il faut dire que l'un et l'autre avaient des qualités complètement différentes. On peut dire qu'ils étaient complémentaires. Ce qui lie Marie et Pierre Curie était donc une histoire d'amour, mais aussi une histoire intellectuelle...
Camilla Maiani : Une petite anecdote pour vous en donner une idée. A l'origine, Marie Curie souhaitait suivre ses études scientifiques en France puis rentrer à Varsovie afin d'enseigner. Elle était patriote et voulait contribuer à la reconstruction de la Pologne, qui était alors sous occupation étrangère. Mais c'est Pierre Curie, qu'elle a rencontré pour le travail (tous deux ont été présentés par le physicien et lauréat du prix Nobel Gabriel Lippmann), qui va faire en sorte de la retenir en France.
Pour la convaincre de rester, il va donc lui écrire une lettre. Et c'est un texte d'un romantique presque excessif : "Ce serait pourtant une belle chose à laquelle je n'ose croire que de passer la vie l'un près de l'autre, hypnotisés dans nos rêves, notre rêve patriotique, notre rêve humanitaire, et notre rêve scientifique...".
Camilla Maiani : Disons qu'Irène Joliot-Curie est arrivée à une période tout à fait différente. Marie Curie est devenue scientifique à une époque où très peu de gens entreprenaient ce genre d'études. Au sein de son champ d'expertise, il y avait peu de compétition, mais aussi des ressources. Or, la génération d'Irène est très différente : les études scientifiques sont plus valorisées, il y a beaucoup de demandes, les chercheurs bénéficient d'un salaire, il y a donc plus de concurrence.
De manière générale, il faut savoir que l'histoire des femmes (et de leurs droits) en science n'est jamais linéaire et ne va pas tout le temps dans la bonne direction - on le remarque aujourd'hui avec les marches-arrière inhérentes à l'IVG par exemple.
Marion Augustin : On pourrait également expliquer cette médiatisation moindre par le fait qu'Irène Curie était beaucoup plus affichée politiquement. Elle s'est notamment engagée au sein du Front Populaire. Il faut noter que la soeur de Marie Curie, la médecin gynécologue polonaise Bronia Dluska, a elle aussi été trop oubliée par les cours d'histoire [alors qu'elle s'est investie dans la création de l'Institut du radium de Varsovie, ndrl].
Camilla Maiani : Son héritage scientifique est indéniable. Marie Curie nous a amené vers une considération différente de la matière. Trois générations après, cela nous a certes conduit au nucléaire, mais également à la physique des particules, à la compréhension de la structure atomique de la matière, aux usages médicaux de la radioactivité...
Je constate qu'au fil des décennies, Marie Curie est devenue LA femme scientifique. Tout le monde la connaît alors l'on emploie beaucoup son image, très familière aux yeux des enfants effectivement. Quitte à ne pas évoquer d'autres femmes scientifiques au parcours exceptionnel, alors que l'on n'en manque pas - il suffit de penser à Madeleine Pelletier par exemple [la première femme médecin diplômée en psychiatrie en France, ndrl].
Tout le monde a Marie Curie à l'esprit aujourd'hui. Mais pourquoi élude-t-on tant d'autres femmes scientifiques de génie ? Car les institutions et organes de pouvoir qui gravitent autour ont décidé qu'il fallait ne parler que d'elle...
Marion Augustin : C'est vrai que l'on a le droit de penser que Marie Curie est trop médiatisée par rapport aux autres femmes scientifiques, mais je pense qu'il est aussi important d'avoir des sources d'inspiration évidentes. Les filles et jeunes femmes ont besoin de modèles positifs comme elle pour se construire et investir les sciences. Or, une figure comme Marie Curie est difficilement attaquable et a ouvert bien des portes.
Camilla Maiani : Néanmoins, s'il est inspirant, ce "mythe Marie Curie" demeure quand même détaché de la réalité des faits et c'est dommage car en vérité, elle est encore plus touchante ! Je parle de cet archétype de la femme très volontaire qui ne cesse de s'opposer à tout le monde et semble contrariée tout le temps, pour ne pas dire dépitée.
Or, Marie Curie était une scientifique extrêmement optimiste et positive. Elle était convaincue que la science aiderait l'humanité à progresser. D'ailleurs, elle a laissé sa fille, dès son plus jeune âge, investir son laboratoire. Je pense aussi que la science pour elle n'était pas simplement un travail, mais une forme de plaisir.
Marion Augustin : Le plaisir, on le retrouve dans sa vie, par-delà sa relation avec son époux. Elle a par exemple consacré des lettres à la satisfaction qu'elle éprouvait à faire des bains de mer ! C'est une personnalité plus étonnante qu'on ne pourrait le croire. Et qui ne correspond pas toujours au cliché de la scientifique qui travaille jusqu'à l'épuisement : après la découverte du polonium, elle et Pierre Curie sont partis un mois en vacances !
Camilla Maiani : On aurait donc tort de limiter Marie Curie au mythe de la femme qui a sacrifié toute sa vie à la science. Car je crois que les jeunes filles qui s'engagent dans les sciences n'ont pas forcément envie, elles, de se tuer à la tâche ! Surtout, ce serait ne pas envisager le personnage dans sa globalité. C'est pour cela qu'il faut parler de Marie Curie autrement. Car s'efforcer de respecter sa vérité la rendrait d'autant plus inspirante.
Radioactive de Marjane Satrapi
Avec Rosamund Pike, Anya Taylor-Joy, Sam Riley...
Sortie le 11 mars.