Culture
Marjane Satrapi : "Les femmes devraient dire 'merde' plus souvent"
Publié le 8 mars 2015 à 00:15
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Après " Persepolis " et " Poulet aux prunes ", Marjane Satrapi s'attaque à un nouveau genre avec " The Voices " : la comédie horrifique. A l'occasion de la sortie du film ce 11 mars au cinéma, nous avons interviewé l'illustratrice et réalisatrice iranienne, aussi passionnée que passionnante. Interview garantie zéro langue de bois.
Marjane Satrapi : "Les femmes devraient dire 'merde' plus souvent" Marjane Satrapi : "Les femmes devraient dire 'merde' plus souvent"© Sipa
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Elle s'exprime avec le débit d'une mitraillette, ponctue régulièrement ses phrases de noms d'oiseaux et manie l'humour noir comme une septième langue (elle parle couramment persan, anglais, français, allemand, italien et suédois). Marjane Satrapi a du chien. Après le splendide Persepolis, couronné du Prix du Jury au Festival de Cannes 2007, et le mélancolique Poulet aux prunes, l'illustratrice et réalisatrice iranienne prend un virage à 180 degrés en s'offrant une incursion à Hollywood. Avec The Voices, cette surdouée surprend une nouvelle fois, livrant un conte horrifique aussi barré que touchant, dans lequel Ryan Reynolds trouve l'un de ses meilleurs rôles en serial-killer fragile qui dézingue les femmes qu'il désire et fait la causette à ses animaux de compagnie.

Avec cette comédie loufoque et fantasmagorique saturée de couleurs pop, on est loin, très loin de l'univers graphique et autobiographique de Persepolis. Et c'est ce qui plaît à Marjane Satrapi : être imprévisible, libre, toucher à tout et torpiller les clichés. Rencontre avec cette artiste bouillonnante et engagée.

Comment le scénario de The Voices a-t-il atterri sur votre bureau ?

Après ma nomination aux Oscars pour Persepolis, j'ai eu droit à un agent américain. Il m'a proposé beaucoup de projets, sauf que tout était hyper cliché. D'abord, j'étais la spécialiste des enfants à cause de Persepolis, puis des films de femmes, puis du monde musulman alors que je suis athée ! On m'avait même proposé Maléfique, le film avec Angelina Jolie, mais moi, les trucs ténébreux avec des dragons et des nains dans les forêts, ce n'est pas mon truc...
Finalement, j'ai reçu le scénario de The Voices. Je n'arrivais pas à en identifier le genre et je me suis dit : " C'est quoi, ce truc ? ". Mais surtout, je ne pouvais pas me dire que c'était quelque chose que j'avais vu mille fois. J'ai tout de suite eu beaucoup de sympathie pour le héros tueur, Jerry. Et puis ce chat qui parle, irrévérencieux, malpoli, cynique, me faisait trop rire... Je suis allée à Los Angeles, j'étais en compétition avec trois réalisateurs qui avaient fait des thrillers et on m'a choisie pour faire le film.

Comment s'est passée cette première expérience à Hollywood, qui plus est en tant que femme et Iranienne ?

Je ne me suis jamais trop préoccupée du fait que je sois iranienne et que je sois une femme. Et on ne me l'a jamais trop fait remarquer. Surtout aux Etats-Unis où il y a beaucoup moins de problèmes avec les origines ethniques des gens qu'en Europe. C'est très européen de rappeler sans arrêt aux gens d'où ils viennent. Quant au fait d'être une réalisatrice femme, si je sens que quelqu'un a une approche machiste, et cela m'est déjà arrivé, je lui mets une claque verbale ou mon poing dans sa gueule et c'est fini ! Je me défends. Mais globalement, je n'en ai pratiquement jamais eu. J'ai toujours travaillé dans des milieux très masculins et le fait d'être une fille m'a toujours aidée. En fait, ils me passaient tout et je pouvais faire n'importe quoi. Ca a été plutôt un avantage, on va dire...

Par contre, pour le casting, alors que je voulais absolument Gemma Arterton pour jouer la collègue de Jerry, l'équipe américaine m'avait proposé de rencontrer une jeune actrice américaine. Cette fille était persuadée que comme j'étais iranienne et que j'avais fait Persepolis, il fallait absolument qu'elle me montre un côté engagé. Du coup, à chaque fois que je disais un truc, elle me sortait : " Ouais, les femmes afghanes... ". Et je me disais : " Mais de quoi elle parle ? ". Et elle ne riait pas aux blagues. Jamais. Je me suis dit : elle, je vais la tuer au bout d'une semaine, c'est pas possible !

Avec The Voices, vous changez complètement de registre. Quel genre cinématographique aimeriez-vous aborder après ?

J'aimerais faire une vraie comédie musicale, j'aimerais aussi faire un vrai film d'action et j'aurais super envie de faire un film de super-héros alcoolique et dépressif. Parce que soyons clair, dans la vraie vie, quand on est un super-héros et qu'on peut tout faire, on déprime. J'en ai même déjà parlé au studio Warner et ils ont trouvé mon idée intéressante ! Et puis aussi, j'aimerais faire un film dont le héros est une femme, mais qu'elle ne soit pas vengeresse parce qu'on l'a violée quand elle était jeune... Vous voyez bien au cinéma, les femmes ne se vengent que si elles ont été violées ! Moi par exemple, j'ai un énorme sens de la justice, l'injustice me rend dingue, je peux même m'interposer physiquement et ce n'est pas parce que j'ai été violée. C'est juste que j'aime la justice !


Quels autres stéréotypes aimeriez-vous briser au cinéma ?

J'aimerais faire une comédie romantique dans laquelle les héros n'ont pas du tout envie de se marier : ils vivraient dans des appartements séparés et cela leur conviendrait parfaitement. La liberté n'a pas de prix. Un couple, ça n'est pas défini par le mariage, par les deux gosses, par le chien et le 4x4 et la maison en banlieue ! Ce film-là, ça me plairait vraiment de le faire. En plus, ça montrerait aussi la réalité de la société, de la vraie vie. La vie est transgenre, elle est hybride, la vie est faite de moments suspendus. Et des fois, on passe d'un état à l'autre. Dans la vraie vie, on n'est pas toujours malheureux ou toujours en train de rigoler. J'aimerais bien montrer autre chose que des stéréotypes de ce à quoi doit ressembler la vie, du style : " Le bonheur, c'est CA ".

Vous prônez aussi la liberté et le droit de ne pas avoir d'enfants.

Evidemment ! L'utérus de la femme appartiendrait à sa famille, le ventre de la femme serait un bien social et il serait fait pour procréer. On nous dit qu'avoir des enfants, c'est quelque chose de naturel, mais dans la nature, on se reproduit au printemps, dans la nature, le mâle alpha a 25 femelles... Donc on vit dans des conditions absolument pas naturelles, l'air qu'on respire n'est absolument pas naturel, notre mode de vie n'est pas naturel, on se balade en bagnole et ce n'est pas naturel... Je pense qu'on a une conscience et qu'on peut se poser cette question : est-ce qu'on a envie d'être mère ou est-ce qu'on en n'a pas envie ?

Le problème, c'est que si un mec déclare qu'il n'a pas envie d'avoir des enfants et qu'il décide de consacrer sa vie à l'art, on se dit : " Ah, quel grand artiste ! ". Sauf que si moi, je le dis, je suis une salope de carriériste. J'ai le droit de ne pas vouloir d'enfants. Et ce n'est pas parce que je ne peux pas en avoir, c'est parce que je ne VEUX pas. Et je suis très contente de ne pas en avoir. Je n'aime pas qu'on me mette cette pression. Je suis très contente pour mes amis qui ont des enfants, je trouve que c'est génial. J'adore voir les enfants grandir. Mais j'aimerais qu'on me laisse dire que je ne veux pas d'enfant sans passer pour une salope. Non, je ne suis pas une salope ET je n'ai pas envie d'avoir d'enfants. Est-ce que c'est possible ? Je pense que oui !

Vous avez déclaré que les diktats de la beauté étaient le voile de l'Occident. Vous pensez que les femmes occidentales créent leur propre oppression ?

Dans le monde entier, la culture est basée sur la religion. Et qu'on le veuille ou non, dans toutes les religions du monde, le péché vient par la femme. La femme est vue comme maléfique, donc il y a un problème avec la femme et l'image de la femme. Dans certains pays, on veut la couvrir, dans d'autres pays, on veut la dénuder... De temps en temps, je regarde les journaux féminins et je me dis : " Mais en quoi êtes-vous féministe à me dire au mois de mai qu'il faut que je perde 10 kilos pour me mettre en bikini ? "

Vous voyez mon petit ventre, là ? Et bien c'est tout le foie gras que j'ai mangé et je l'adore ! Et si je n'ai pas envie de le perdre, mon petit ventre ? Quelque part, les femmes participent à ce truc-là. On dit tout le temps que c'est la faute des hommes, mais nous n'avons qu'à dire "merde" ! Il n'y a personne qui nous oblige à aller nous faire tirer la face, personne qui nous oblige de faire des régimes...

Vous considérez-vous comme une féministe ?

Si je le suis, c'est avant tout parce que je suis toujours du côté de l'opprimé. Il se trouve que dans le monde, la femme est l'opprimée. Donc je suis évidemment du côté des femmes. Mais si on avait une société matriarcale dans laquelle les hommes auraient beaucoup moins de droits parce que ce sont des hommes, je serais du côté des hommes. Je trouve juste anormal qu'on m'inflige des choses uniquement parce que je suis de sexe féminin.


Que pensez-vous de la Journée internationale des droits des femmes ?

C'est une aberration ! Il y a la journée du Sida, la journée de la nature, la journée de l'arbre et.. "la journée de la femme". Ça veut dire quoi, cette journée ? Qu'il y a 364 jours par an où c'est la journée des hommes ? Que nous sommes de pauvres choses et que donc, on nous donne une journée pour nous ? Cette Journée de la femme me rend dingue. Nous sommes avant tout des êtres humains. Célébrons l'humanité dans son ensemble chaque jour. Les hommes, les femmes, les hermaphrodites, les vieux, les cons, les intelligents... Chaque jour de l'année, c'est ma journée.

Vous qui avez vécu le régime des mollahs en Iran, comment ressentez-vous le climat actuel ?

Je pense qu'il faut agrandir le cadre. Il ne faut pas oublier que ces mecs qui ont tué les gens de Charlie Hebdo, ce sont les mêmes qui tuent des gens en Irak et en Syrie. Et ce sont des Musulmans, pas des occidentaux. Il faut trouver les origines dans la première guerre du Golfe, il faut avoir un point de vue géopolitique, parce que si on ne trouve pas les raisons et que l'on reste juste dans l'émotion, ces choses-là peuvent se reproduire... Il faut se poser la question : " Pourquoi des garçons qui sont nés à Paris dans le 18e arrondissement finissent comme ça ? " Si on ne trouve pas le pourquoi, on ne pourra pas arrêter le phénomène. Le monde actuel est beaucoup plus conservateur, plus religieux, plus replié sur lui-même et c'est directement lié aux problèmes économiques. Il faut prendre du recul car sans recul, on ne peut résoudre aucun problème.

The Voices, un film de Marjane Satrapi,
Avec Ryan Reynolds, Gemma Arterton, Anna Kendrick...
Sortie le 11 mars 2015


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Culture cinéma feminisme News essentielles
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