2021 aura été belle pour Antoneta Kusijanovic. En dépit du spectre du Covid, la réalisatrice croate de 39 ans est parvenue à boucler Murina à temps pour le festival de Cannes. Dans ce premier long-métrage captivant et troublant, elle suit Julija, une jeune championne de plongée en prise avec un père autoritaire et étouffant, qui va tenter de s'émanciper de ce carcan. Une oeuvre puissante saluée par la critique cannoise et récompensée de la prestigieuse Caméra d'or.
Alors que l'année s'apprête à tirer sa révérence et que nous la contactons par Zoom, nous retrouvons la cinéaste alitée dans son appartement de Houston, serviette nouée sur la tête. Elle est fiévreuse, "mais je n'ai pas le Covid", se sent-elle obligée de préciser avec un petit sourire fatigué. Dans quelques jours, Antoneta Kusijanovic s'envolera pour le Arcs Film Festival où Murina est en compétition. Avant cela, elle nous parle de sa place de femme réalisatrice dans le cinéma actuel, de sexisme et de son amour pour Jane Campion.
Antoneta Kusijanovic : Ces deux années ont été très difficiles pour l'humanité. Et, je peux vous le dire en connaissance de cause, pour les artistes, les réalisateurs et réalisatrices. On pourrait se dire qu'il est plus facile de créer dans ces conditions : après tout, nous n'aurions plus qu'à nous asseoir à la maison et écrire. Mais quand on n'a aucune nouvelle impulsion dans nos vies, c'est dur. Je sais bien que Shakespeare écrivait en restant enfermé chez lui, mais bon... J'ai cependant été très productive : j'ai eu un bébé et j'ai réussi à finir Murina à temps pour la première à Cannes. C'était inespéré dans ces conditions.
A.K. : Je suis à la fois une observatrice externe et interne de mon propre pays. Je suis née et j'ai été élevée en Croatie, mais j'ai déménagé pour faire mes études aux Etats-Unis lorsque j'avais la vingtaine. Y retourner chaque année me confronte à la mentalité qui y règne. La façon dont les femmes sont traitées au sein du noyau familial m'a toujours choquée et déçue. Et le fait que ce soit accepté à la fois par les hommes et les femmes me frappe.
Je voulais parler de ces relations dans mon film et créer un personnage qui les remettrait en question, comme une sorte de piqûre de rappel pour les prochaines générations de femmes en Croatie.
A.K. : L'immense disproportion et l'inégalité dans le financement des films. En 2019, l'Union européenne avait acté que l'argent destiné aux films serait réparti de façon équitable entre les réalisatrices et les réalisateurs. Sauf que le budget reste majoritairement attribué aux hommes.
Si nous voulons que les femmes soient représentées correctement dans des festivals, sur les marchés du film ou dans les salles de cinéma, elles devraient avoir l'opportunité de produire. Si nous devions établir des quotas, cela devrait être à ce niveau de production prioritairement. Alors, les femmes auraient la chance de faire de super films.
A.K. : A chaque fois que l'on arrive sur le plateau de tournage, nous sommes confrontées au sexisme. Si un réalisateur pète un câble, hurle, tout le monde va se dire : "Oh, il est tellement investi dans son travail". Mais si une réalisatrice faisait la même chose, on dirait qu'elle a ses règles, qu'elle est une folle ou "hystérique".
Nous avons un problème avec la façon dont nous percevons les hommes. Regardez par exemple comme il est acceptable et normal de voir un homme avec une femme plus jeune. Alors que l'inverse... Les femmes sont immédiatement jugées.
A.K. : Oui, bien sûr. #MeToo est un mouvement incroyable, très important. Cela s'est allumé très vite, très fort. Je pense qu'au début, cet élan a fait peur aux gens. Mais quand on observe avec du recul, c'était nécessaire, à la fois pour les femmes dans l'industrie du cinéma, mais aussi dans les autres sphères.
J'espère qu'il n'y aura pas de recul, que nous ne reviendrons pas aux vieux réflexes. Nous avons bâti ce nouveau socle et il nous faut le consolider.
A.K. : Oui, ça a été une formidable année. C'est fondamental que l'on puisse voir des films réalisés par des femmes. J'ai eu la chance de rencontrer récemment la réalisatrice Jane Campion. Et je peux vous dire qu'il y a une grande différence entre rencontrer une femme puissante et un homme puissant quand on est une femme !
Cela a été un moment très important pour moi. Voir toute une génération de nouvelles réalisatrices gagner des prix va peut-être inspirer de jeunes réalisatrices de la même manière que Jane Campion m'a inspirée.
A.K. : La leçon de piano de Jane Campion justement, sans hésiter. Elle dépeint le personnage féminin de façon si complexe, en tant que mère, en tant que rivale de sa fille, en tant qu'artiste, en tant qu'être sexuelle. Et elle le confronte aux hommes et au patriarcat. C'est magnifique.
A.K. : Kate Winslet, elle est merveilleuse.
A.K. : Je me sens apaisée en ce moment dans ma vie personnelle. J'espère que ma famille restera en bonne santé et que le monde, même s'il ne redeviendra jamais comme avant, souffrira moins.
Murina
Sortie en salle en France le 20 avril 2022
Un film de Antoneta Alamat Kusijanovic
Avec Gracija Filipovic, Leon Lucev, Cliff Curtis...