Monde
L'Amérique latine, foyer bouillonnant du féminisme
Publié le 9 août 2018 à 17:45
Par Marguerite Nebelsztein
Partout sur le continent latino-américain, des militantes se battent pour l'accès aux droits sexuels et reproductifs. Un combat très difficile et parfois dangereux pour leur sécurité.
Une manifestation pour la dépénalisation de l'avortement à Sao Paulo au Brésil en 2014 Une manifestation pour la dépénalisation de l'avortement à Sao Paulo au Brésil en 2014© Getty Images
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Le Sénat argentin a rejeté tard dans la nuit de mercredi à jeudi la proposition de légaliser l'avortement dans le pays. La loi avait été adoptée de justesse à la chambre des député·e·s le 14 juin par 129 voix contre 125. Mais le Sénat, plus conservateur, a enterré ce projet de loi, pourtant soutenu par une majorité d'Argentin·e·s.

Mercredi 8 août, 2 millions de personnes pro-avortement attendaient le résultat dans les rues de la capitale de l'Argentine, Buenos Aires. La déception est à la hauteur des attentes, alors que près de 500 000 avortements clandestins sont réalisés chaque année dans le pays. Les militant·e·s ne baissent pas les bras dans un contexte latino-américain très tendu sur ces questions.

Valentine Sébile est conseillère du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des défenseurs des droits de l'homme. Elle est aussi doctorante et prépare actuellement une thèse sur les stratégies mises en place par les militantes d'organisations des droits humains en Amérique latine face aux violences et agressions qu'elles subissent.

Elle revient sur la situation en Amérique Latine et aux Caraïbes : "Dans l'écrasante majorité, les femmes en âge de procréer dans cette région ont un accès restreint à l'avortement. Il y a des pays où l'interruption volontaire de grossesse est légale s'il y a un danger pour la vie de la mère, en cas de viol, ou d'incompatibilité du foetus avec la vie. Mais c'est assez disparate et globalement très restrictif."

En Amérique latine et aux Caraïbes, Porto Rico, Cuba, la ville de Mexico (Mexique) la Guyane et l'Uruguay, sont les seuls territoires à autoriser l'avortement. Comme le souligne le Guttmacher Institut, plus de 97 % des femmes en âge de procréer d'Amérique latine et des Caraïbes ont un accès restreint à l'avortement. Pourtant, l'institut de recherche américain sur l'avortement a déterminé que plus de 30 % des grossesses aboutissent à un avortement. Preuve d'un accès à la contraception très problématique.

Valentine Sébile explique : "La notion d'accès en fonction de la classe sociale est très importante. Dans les régions pauvres et isolées, l'accès à la contraception est impossible. Le Guttmacher Institut explique que le profil des femmes qui avortent ont en moyenne 26 à 27 ans. Ce sont des cas de femmes qui ont déjà des enfants et qui n'ont pas accès à la contraception. Elles ne peuvent [d'un point de vue économique] et ne veulent plus avoir d'enfant. Elles se font pratiquer des IVG clandestines, mais sans aucune salubrité, avec la peur d'aller à l'hôpital en cas de complication."

Elle ajoute : "Les femmes issues des classes favorisées vont aller dans des cliniques. Mais les femmes pauvres, elles, vont réaliser des avortement dans la plus grande précarité." Au cours de la période 2010-2014, plus de 6,5 millions d'avortements ont été pratiqués illégalement, selon des chiffres du Guttmacher Institut.

Des mouvements féministes anciens et organisés

Les mouvements féministes latino-américains se sont constitués face au danger, souligne Valentine Sébile : "C'est une région ou les phénomènes féministes sont les plus forts. Depuis des dizaines d'années, avec le mouvement des mères de la place de Mai en Argentine par exemple. Il y a une tradition de mobilisation. Pareil au Nicaragua, où ce mouvement est très ancien." En Argentine, les mères de la place de Mai se sont organisées pour avoir des réponses sur les assassinats et les disparitions de leurs enfants pendant la dictature des années 1976-1983.


"Les situations de violations des droits ont poussé ces militantes à s'organiser. L'Amérique latine a par exemple été avant-gardiste en ce qui concerne la qualification du terme féminicides. Cela a obligé les femmes à se mettre ensemble" ajoute Valentine Sébile. Elle cite le mouvement Ni Una Menos, "pas une de moins" qui dénonce les féminicides : "Cette campagne a créé une mobilisation générale dans un contexte de violences faites aux femmes. Cela a permis de mobiliser aussi pour un accès plus large aux droits au-delà du cercle classique des féministes."

Manifestation pour le droit à l'avortement à La Paz en Bolivie en 2013 © Getty Images
Des militantes menacées et isolées

En juillet 2017, le Salvador a connu l'histoire de Teodora Vasquez, condamnée à 30 ans de prison pour une fausse couche. Valentine Sébile rappelle à quel point le travail des militant·e·s pour les droits sexuels et reproductifs reste compliqué dans ce pays : "Il y a des campagnes pour les attaquer et les stigmatiser. On leur jette l'opprobre, on les traite de mauvaises mères, on dit qu'elles sont anti-hommes, on s'attaque à leur composante sexuelle ou à leur famille. À l'école, les enfants se font dire que leur mère sont des assassins, qu'elles veulent tuer des bébés."

"Les médias ne font rien pour faire avancer le débat : le problème est qu'ils relaient ces propos sans déconstruire les discours." Valentine Sébile ajoute : "C'est couplé avec le fait qu'elles ont peu accès à la justice. Parler d'éducation sexuelle ou juste évoquer l'avortement, c'est déjà considéré comme en faire l'apologie. Donc elles sont criminalisées. Elles sont vulnérables. Par contre dans l'autre sens, la justice est très lente à condamner les personnes qui les agressent. Dans ces pays, au Nicaragua ou au Salvador, il y a beaucoup de délinquance. Si ces militantes se font agresser, l'État leur dit que c'est de la délinquance, mais pas que se sont des représailles. Ce sont des femmes qui sont dans des situation très difficiles et dangereuses."

"Le contexte pour ces militantes, s'il est difficile, change d'un pays à l'autre : "Elles sont hypers courageuses, elles le font dans un contexte très hostile. Après, ça bouge. L'Argentine bouge beaucoup par exemple, mais les militantes sont moins isolées qu'au Salvador ou au Nicaragua."

Comme le souligne Valentine Sébile : "Le point sur lequel il faut bien insister, c'est que ces processus ne sont pas linéaires. Par exemple au Chili, il y a eu un retour en arrière. Ce qui montre que le combat féministe est un combat permanent. Si tous les éléments politiques favorables sont là, il peut y avoir des reculs. Au Nicaragua aussi, les mouvements de femmes étaient des grandes alliés des sandinistes. Mais en 2006, quand Ortega prend le pouvoir, il vire de bord et devient chrétien évangéliste. Les féministes se sont retrouvées isolées et criminalisées, avec leur subventions coupées. On les a fait passer pour des ennemies de la société. Donc c'est intéressant de voir que les droits des femmes sont des variables selon les alliances qui changent." Au Nicaragua en effet, l'avortement thérapeutique était autorisé depuis 1837, avancée interdite par une loi soutenue par Ortega.

Malheureusement, la célèbre phrase de Simone de Beauvoir devient réalité en Amérique latine : "N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant."

Un débat compliqué sur le terrain des valeurs

Si la religion occupe une place prépondérante dans le débat en Amérique du Sud, les situations peuvent être contrastées, comme le souligne Valentine Sébile : "Il y a aussi des mouvements catholiques qui ne sont pas contre le droit à l'avortement, comme Católicas por el derecho a decidir, Les catholiques pour le droit de choisir, qui militent pour que les femmes aient le choix. Mais ce qu'on peut noter en Argentine, c'est que ce mouvement féministe a été suivi par un mouvement populaire rallié à cette cause, et ça c'est extrêmement positif."

Elle ajoute : "Dans la région, il y a aussi une question d'éducation sexuelle et d'accès à la contraception. Et c'est un discours que l'on peut élargir aux questions de genre et LGBT+. Il y a ces mouvements religieux fondamentalistes, donc c'est très dur de mettre cette éducation en place. En plus il y a tout un discours de contre-vérité sur les droits des femmes que l'on retrouve en moindre mesure en France."


Malgré cette déception en Argentine, les militantes tentent de gagner des points : "Les collectifs pour les droits humains continuent de se mobiliser, ils tentent tous les moyens légaux pour y arriver. Au Chili, les avancées actuelles votées en 2017 ont pris des années, au Brésil la mobilisation est aussi forte."

Depuis le 3 août, la Cour Suprême du Brésil s'est en effet saisie du droit à l'avortement à la suite d'une pétition lancée par les féministes et la gauche. Dans ce pays l'IVG n'est pour l'instant autorisé qu'en cas de viol ou de danger pour la vie de la mère ou le foetus. Selon Le Monde : "Entre 500 000 et un million d'IVG ont lieu chaque année dans l'illégalité, 250 000 femmes sont hospitalisées à la suite de complications, 200 meurent chaque année."

Mais selon Valentine Sébile, le débat n'est pas simple : "On est dans les valeurs, donc on sera toujours dans les crispations. À cela, s'ajoutent les catholiques qui, même s'ils sont en perte de vitesse sur certains points, sont remplacés par des mouvement évangélistes puissants et qui tout deux font du plaidoyer auprès de la classe politique. Alors, on peut espérer que cela change, mais ça sera très long."

En Argentine, le combat n'est pas perdu : le projet de loi pourra de nouveau être représenté devant le Parlement dans un an.

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