Il y a des jours où l'envie est grande de faire l'amour, et d'autres où le terme cru de "baiser" semble plus approprié : histoires sans lendemain ou rapports hâtifs avec un partenaire habituel, le comportement sexuel est loin d'être un long fleuve tranquille ou l'amour répond à l'ensemble des besoins.
Mais "baiser" correspond si peu à la morale actuelle, au besoin de respect prôné partout, il s'entend comme un mot si grossier, que l'autre "baiser", celui qui désigne le rapprochement des lèvres et fait glisser les émotions d'une bouche à une autre, a été remplacé par le "bisou" enfantin, ou la "bise" pour bien le mettre à distance du verbe et ne tolérer aucune équivoque.
On sait que le verbe correspond aujourd'hui aux rapports sexuels peut-être un peu hâtifs, sans sentiments, crus, excitants et fondamentalement transgressifs. Lorsqu'un individu "baise", il entend généralement qu'il va égoïstement chercher son plaisir chez l'autre (et inversement), que les préliminaires sont superflus, qu'il n'y a pas d'après, même si le partenaire est régulier. Ce serait un peu comme la masturbation, mais à deux. Dans ce rapport sexuel-là, il y a un désir brûlant, de l'urgence, une forme de violence ou de brutalité qui fait du bien, une sensation régénérative qui ressemble au bien-être du vainqueur après le combat, avec l'avantage ici qu'il n'y a pas de perdant.
D'un point de vue anthropologique, cela ressemble à une sexualité primitive, lorsque la raison, le respect de l'autre, la courtoisie, bref les marques de la civilisation ne court-circuitaient pas les impulsions animales. Pour le philosophe Alain de Botton, c'est "le fruit étrange et pénible de notre inclinaison à se demander ce que l'autre pourrait sentir et ensuite identifier ses objections potentielles à nos demandes envahissantes ou insatisfaisantes" qui a changé le rapport charnel spontané, fougueux et sans arrière-pensées en une relation qui cesse d'être exclusivement physique, qu'on appelle faire l'amour. "C'est la civilisation elle-même, avec sa foi dans les droits humains, son respect de la bonté et sa sophistication morale" qui ont modifié la donne et relégué en second plan l'amour impulsif, aussi urgent que les autres besoins physiologiques.
Il est d'ailleurs intéressant de noter que le changement dans le rapport remonte aux débuts de l'ère judéo-chrétienne, où les notions de bonté et de raison ont fait leur apparition. Alors, qu'est-ce que "faire l'amour" ? Pour les uns, c'est qu'il y a un avant et un après le rapport, et que tout est bon, au point de ne pas souhaiter s'enfuir. Pour les autres, c'est aussi de se laisser aller, de ne pas craindre un éventuel jugement, de se sentir en communion.
Outre l'aspect extatique, quasi religieux, avec un vocabulaire commun comme "l'extase", "nirvana" ou "l'harmonie" (ou bien les religions ont-elles puisé leurs inspirations dans la béatitude des relations sexuelles réussies ?), il y a aussi la sensation de se fondre en un seul corps, de ne plus vraiment savoir ce qui est l'un, ce qui est l'autre, de trouver une certaine forme de plénitude à ne plus savoir ce qui est de l'ordre du masculin ou du féminin, ce qui est doux et ce qui est dur, ce qui est tendre et ce qui est violent, qui pénètre qui. On prend et on donne dans un même flux, on est homme et femme ensemble, dominant et dominé, généreux et égoïste : les rapports sont à l'équilibre et les problèmes résolus, le temps est suspendu, les états émotionnels sont apaisés.
L'écrivain Gustave Flaubert avait noté en son temps que " Ce brave organe génital est le fond des tendresses humaines; ce n'est pas la tendresse, mais c'en est le substratum comme diraient les philosophes ".
"Faire l'amour" ou "baiser" : il n'y a pas de jugement à porter ou de préférence à faire, si ce n'est de s'affranchir de toute contrainte normative et de décider librement d'alterner ou non un besoin physique urgent avec un rapport plus cérémonial...