Elles se fredonnent, se chantent, se murmurent parfois sans même une parole. Les berceuses que l'on entonne à nos enfants pour les endormir, les calmer, les rassurer, ont prouvé plus d'une fois leur efficacité. Une formule magique qui souvent, parvient à venir à bout d'un caprice, provoque un sommeil réparateur. Un secret que l'on tisse avec ceux que l'on chérit, un son auquel ils·elles s'accrochent puisqu'il témoigne de notre présence, tout près de leur visage, et incarne la promesse qu'on ne va nulle part. Ou en tout cas, qu'on revient toujours.
Derrière ces ritournelles apaisantes, il y a aussi un héritage. Familial, culturel, ou d'une époque que l'on traverse avec des préoccupations, des coutumes propres à son temps. Si elles semblent naturelles lorsqu'on les entend, quasi instinctives comme inventées sur l'instant, les berceuses révèlent en réalité tout un inconscient fascinant. Des espoirs, des craintes. Et toujours beaucoup d'amour. Vous nous le confiez ici.
"Depuis que ma fille est née, en novembre dernier, j'ai mécaniquement pris le réflexe de lui chanter un air qui me vient de ma mère", nous raconte Manon, 30 ans. "Une sorte de fredonnement calqué sur Dodo l'enfant do, dont je ralentis le rythme afin qu'il accompagne mes bras lorsque ceux-ci bercent Clémentine, et la prépare doucement au coucher."
Une tendre routine à laquelle le bébé d'aujourd'hui 14 mois a rapidement pris goût, allant jusqu'à la demander à sa façon. "Ce qui est étonnant, c'est qu'à six mois, elle a commencé à la réclamer. Dès que je l'amenais le soir vers son lit, dans le noir, elle poussait de petits cris, tout doux, qui semblaient m'imiter. Elle se taisait quand je m'y mettais. C'est devenu notre rituel, un moment privilégié unique que l'on vit parfois avec le papa, en se serrant tous les trois. C'est réconfortant, pour nous comme pour elle, de savoir qu'elle se sent en sécurité, choyée."
Ce sentiment agréable et rassurant, la pédopsychiatre et anthropologue française Hélène E. Stork en souligne le caractère essentiel. Dans un entretien pour Le Temps, elle affirme d'ailleurs que ces ballades parentales sont "moins naïves qu'il n'y parait", tant elles réunissent l'adulte et le bébé "par un cordon vocal", pour un moment "d'apaisement réciproque".
Laura Cirelli, professeure de psychologie du développement à l'université de Toronto, évoque quant à elle une "expérience sensorielle". "Il ne s'agit pas seulement pour le bébé d'entendre de la musique", défend-elle. "Il s'agit pour lui d'être tenu par sa mère, d'avoir son visage très près du sien, et de se sentir bercé avec douceur par elle, dans la chaleur de son étreinte." Une sensation incomparable que l'on imagine tout aussi forte avec l'autre parent, et qui ferait des merveilles au-delà de cette parenthèse enchantée.
"Le chant est une variété particulière de la parole. Les berceuses et les comptines de chaque culture comportent une 'signature' mélodique et les inflexions de la langue maternelle, et préparent ainsi l'oreille, la voix et le cerveau du bébé pour le langage," détaille au Guardian la consultante en éducation neuro-développementale Sally Goddard-Blythe.
Elle prévient toutefois : pour que ça marche, pas question de déléguer ces premiers échanges précieux à une machine quelconque. Non, il faut s'y coller. "Les bébés sont particulièrement réceptifs lorsque le chant vient directement du parent. Chanter avec lui est décisif pour le développement de la communication réciproque". Et l'imitation dont parle Manon peut en attester.
Plus tard, lorsque l'enfant est apte à les formuler, les vers qui servent à marquer le pas d'un temps calme permettraient également de stimuler sa mémoire, son attention et sa concentration, avance France Musique. "L'avantage des berceuses est leur structure simple et répétitive : cela permet de développer différentes compétences cognitives du bébé dès son plus jeune âge", rapporte le média, qui ajoute que leur "univers imagé est une source inépuisable pour développer sa créativité, quel que soit son âge."
Autant de raisons qui expliquent qu'on se passe le mot, ou plutôt la chanson, de génération en génération.
Comme Manon, Maryse aussi, se souvient avoir transmis à ses enfants les mêmes airs enveloppants qu'elle entendait de la bouche de sa mère et de sa tante, petite. Aujourd'hui, cette grand-mère de 75 ans nous raconte comment ces hymnes continuent d'inonder les plus jeunes, et pourquoi cet héritage symbolique l'émeut.
"On se demande toujours ce qui restera derrière nous quand on partira, et d'autant plus en vieillissant", admet-elle en souriant. "C'est une question qui peut faire peur. Mais quand j'entends mes filles endormir leurs garçons avec ces notes qui me rappellent mon enfance et mes parents, je me dis que pour ma part, je laisserai une jolie empreinte. Un fil rouge qui, bien que des décennies nous séparent, rapprochent ma descendance de mes aïeux, et perpétue notre existence".
Au-delà d'un signe d'appartenance familial, on peut déceler dans ces comptines un recueil de sentiments propres à une culture, un vécu commun. C'est ce que révèle une grande enquête de National Geographic. La journaliste et photographe Hannah Reyes Morales y décrit avec quelles intentions - conscientes ou non - les femmes des quatre coins du globe entonnent ces chansons douces à leurs petit·e·s.
Parmi elles, Khadija al-Mohammad, enseignante syrienne. Autrefois, elle fredonnait des paroles qui célébraient ses ancêtres et sa terre natale. Les mêmes que sa mère et sa grand-mère avant elle. Réfugiée en Turquie depuis 2013, ses mots ont changé, exprimant désormais des prières marquées par ses traumatismes : "Ô avion, vole dans le ciel et ne frappe pas les enfants dans la rue. Sois tendre et gentil avec ces enfants".
Son dernier, Ahmad, éprouve le besoin d'entendre ces couplets "non seulement pour dormir, mais aussi pour sentir ma tendresse", confie-t-elle. Khadija, elle, espère qu'à force de les écouter, ses enfants se souviendront d'un pays dans lequel ils ne peuvent aujourd'hui plus vivre.
"Comme les prières ou les contes traditionnels, vous pouvez les emporter partout avec vous", commente auprès du magazine Dennie Palmer Wolf, chercheuse new-yorkaise et contributrice du projet Lullaby de Carnegie Hall, qui tend à démontrer les bienfaits des berceuses sur les enfants et les parents. "Elles ne prennent pas de place dans les bagages. C'est une façon d'établir une continuité là où il n'y en a presque pas."
Un point d'ancrage qui nous guide dans la nuit, nous rassure par une aura protectrice et bienveillante. Et murmure sereinement que, où que l'on soit, de nombreuses âmes - présentes comme passées - veillent sur nous.