cinéma
"Aftersun", l'été en clair-obscur qui va vous briser le coeur
Publié le 31 janvier 2023 à 16:07
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Derrière les joyeux souvenirs de vacances de la jeune Sophie avec son père, Charlotte Wells signe un film-testament d'une beauté déchirante, "Aftersun" (en salle ce 1er février). Nous avons discuté avec la réalisatrice de ce petit bijou de délicatesse sur les relations père-fille et sur le deuil.
Paul Mescal et Frankie Corio, bouleversants dans "Aftersun" Paul Mescal et Frankie Corio, bouleversants dans "Aftersun"© Sarah Makharine
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Cela aurait pu n'être qu'un simple film de vacances. A l'écran, le bruit vintage du caméscope, l'image neigeuse, des fragments d'un été passé, pièces d'un puzzle mental que l'on tente de rassembler. Dans son premier long-métrage, l'Ecossaise Charlotte Wells nous plonge dans les souvenirs de Sophie, 11 ans (Frankie Corio) aux côtés de son père (Paul Mescal, nommé à l'Oscar pour sa bouleversante interprétation). Nous sommes à la fin des années 90, la Macarena résonne dans un complexe hôtelier turc, on massacre Losing My Religion au micro du karaoké et on se tartine de crème solaire au bord de la piscine. Ces instants fugaces ont quelque chose d'universel : ils racontent la fin de l'enfance, le regard d'une pré-ado qui s'éveille, la complicité pudique entre un père et sa fille, la douceur qui s'épanouit dans la banalité et les silences. Mais ils témoignent aussi et surtout de ce foutu temps que l'on aurait aimé encapsuler et qui ne reviendra jamais.

Derrière son apparente simplicité, Aftersun recèle une énigme. Et elle ne s'offre pas si facilement. Seuls quelques indices perlent ici et là. Il y a ce livre de méditation posé dans un coin, ces mouvements de tai chi impromptus, une ombre sur un balcon, un regard triste, des flashes, une mélancolie sourde. Comme si la véritable histoire se jouait en dehors du cadre solaire, dans l'obscurité. Mais nous resterons toujours à la lisière des abîmes, en équilibre, devinant ce vide qui déchire et éparpille le coeur.

Aftersun fait partie de ces films-fantômes qui hantent durablement. Une expérience de cinéma qui résonne longtemps, à l'image de cette ultime danse revisitée à la lumière des stroboscopes de la mémoire, d'une beauté dévastatrice.

Nous avons "zoomé" avec la réalisatrice Charlotte Wells pour parler de son premier et magnifique long-métrage.

Terrafemina : Comment avez-vous imaginé ce film à la structure si particulière ?

Charlotte Wells : C'est une question difficile, car ce processus a débuté il y a 7 ans. Aftersun est davantage la continuité de mon court-métrage Laps (2017), qui parlait déjà du thème de la douleur. C'est un sujet qui me hante et que je n'ai pas fini d'explorer personnellement.

Pour ce film, j'ai plongé dans les albums de vacances de famille qui se trouvaient chez ma mère. On y voit beaucoup de photos de moi et de mon père en vacances lorsque j'étais gamine. Et j'ai été frappée par le fait qu'il ait l'âge que j'ai actuellement, 35 ans, sur certains clichés. Au tout début, Aftersun était censé n'être qu'un film de vacances. Puis au cours des trois ans d'écriture du scénario, c'est devenu quelque chose de différent. Le fait que le film traite de la mémoire et du deuil s'est fait au cours du processus, en utilisant mes propres souvenirs pour former le plan à partir duquel j'ai travaillé.

Le sujet d'Aftersun ne se laisse pas appréhender immédiatement. Avez-vous sciemment semé des indices à la manière du Petit Poucet ?

C.W. : Oui, j'ai commencé à écrire ces indices pendant le scénario, et ils ont pris forme avec le montage. Il y a une accumulation de choses qui, lorsqu'on arrive à la fin du film, nous poussent à regarder en arrière et à réévaluer ce que nous avons vu précédemment. Cela offre une nouvelle perspective.

Il y a bien sûr des arcs narratifs très familiers comme le parcours initiatique de la jeune Sophie. Mais en revanche, je n'ai pas voulu en dire trop sur les luttes intérieures de son père Calum. 

 

Vous choisissez d'adopter le point de vue- très candide- de Sophie. De fait, nous ne savons pas grand-chose de son père.

C.W. : Oui et c'est d'ailleurs le noeud du film. Sophie regarde en arrière et se demande si elle a pu rater quelque chose. Mais elle était une enfant, elle ne pouvait pas savoir. Et son père a tout fait pour lui cacher ce contre quoi il luttait.

Au fond, Calum ne comprend pas non plus ce qui cloche. Ce n'est pas une personne qui est allée voir un psy et qui a été diagnostiquée. C'est donc très ambigu. J'ai vraiment voulu dépeindre avec justesse sa dépression. Et je savais que le public serait capable de comprendre que quelque chose ne va pas, qu'il sentirait son désespoir grandissant tout au long du film et la façon dont cela impacte sa relation avec Sophie, le fait que sa compagnie lui donne de la force.

Mais qu'est-ce qu'il s'est passé au juste pour qu'il aille mal et qu'est-ce qui ne va pas exactement ? Ce sont des détails que je n'ai jamais voulu donner.

Comment définiriez-vous Aftersun ? Est-ce un mélodrame, un récit initiatique ?

C.W. : Je ne sais pas, à vrai dire. Je préfère laisser cela aux gens du marketing ! (rires) C'était d'ailleurs compliqué de le "pitcher". Au final, je pense qu'il est préférable de laisser les gens définir par eux-mêmes ce qu'est Aftersun.

Une chose est sûre : je ne voulais pas que ce film soit triste. Je voulais que l'on voie de belles vacances entre les deux personnages. Alors, bien sûr, il y a des hauts et des bas, mais il y a aussi de la joie et de complicité dans leur relation.

Les relations père-fille sont un sujet rarement abordé au cinéma. Pourquoi avoir choisi de l'explorer ?

C.W. : Justement parce que je trouvais que ce n'était pas assez représenté au cinéma. Je ne l'ai pas vu en tout cas dans la manière dont je l'ai vécu personnellement. Et j'ai senti que j'avais une expérience à partager.

Lorsque j'ai commencé à travailler sur le scénario, j'ai vu ou revu certains films qui abordent ces thématiques : Alice in the Cities de Win Wenders, Somewhere de Sofia Coppola, Paper Moon de Peter Bogdanovich ou même Tomboy de Céline Sciamma par certains aspects.

Pourrait-on dire qu'Aftersun est-il un portrait de famille raconté à travers le fameux regard féminin ?

C.W. : Oui, tout à fait. Par exemple, il y a cette scène où Sophie regarde Laura, l'une des ados du groupe qui est dans l'hôtel. Et je me demandais comment filmer cela. A un moment, j'ai envisagé de la filmer légèrement par derrière. Mais filmer une ado de derrière, c'est compliqué : c'était un regard presque prédateur. Nous avons donc préféré filmer Sophie de profil.

Ce sont des détails que nous avions constamment en tête car il est si facile de tomber dans les mêmes travers de la grande majorité des films- sachant que la plupart des films sont réalisés par des hommes.

Paul Mescal et Frankie Corio, bouleversants dans "Aftersun" © Sarah Makharine
Je crois que des réalisatrices comme Claire Denis et Kelly Reichardt vous ont beaucoup influencée.

C.W. : Oui, Céline Sciamma et tant d'autres aussi. C'est vrai que la plupart de mes cinéastes préférés sont des femmes. Ce n'est probablement pas un hasard : elles ont un point de vue sur le monde, une perspective qui me parle et que j'aime voir.

On assiste aussi au "coming-of-age" d'une jeune lesbienne, ce qui est rarement représenté à l'écran.

C.W. : Oui. L'amour de vacances de Sophie est tout de même un garçon parce que c'est ce qu'elle pense être "normal", alors même qu'elle n'est pas attirée. C'est quelque chose que j'ai moi-même expérimenté et je voulais le transposer à l'écran.

Il ne faut pas oublier que Sophie n'a que 11 ans. Sa sexualité n'en est qu'à ses prémisses. Elle regarde le monde autour d'elle, elle confronte ce qu'elle est censée être à ce qu'elle voudrait être. Pour moi, 11 ans était l'âge parfait pour retranscrire cela : tu commences à te séparer de tes parents pour la première fois et tu découvres que tu n'es peut-être pas la personne que les gens pensaient que tu étais ou serais.

L'acteur Paul Mescal incarne un nouveau genre de masculinité. Est-ce pour cela que vous l'avez choisi ?

C.W. : Oui, Paul est très ouvert et chaleureux et c'est quelque chose qui se retrouve dans le personnage de Calum. On retrouve aussi une forme de fragilité en lui. Et Paul a aussi cette façon de bouger très intéressante. C'est un acteur tellement phénoménal qu'il peut incarner n'importe qui de toute façon.

La musique joue un rôle très important dans le film. On pense notamment à cet Under Pressure de Queen et Bowie qui brise le coeur. Comment avez-vous choisi ces chansons ?

C.W. : J'avais constitué une playlist que j'écoutais durant toutes ces années d'écriture. On en retrouve certaines dans le film. Il y a certains titres que j'adore comme Road Rage de Catatonia ou Drinking in L.A de Bran Van 3000, d'autres que je trouvais juste parfaitement adaptées à un complexe hôtelier pendant les vacances.

Ce qui était bien, c'est que mon monteur américain se fichait complètement de la pop anglaise. Aucune chanson ne faisait remonter une once de nostalgie chez lui. Du coup, il a été objectif en choisissant les chansons qui étaient les plus appropriées pour chaque scène. Moi, je manquais de recul.

Quels sont vos prochains projets après ce premier film applaudi ?

C.W. : C'est une question que je me pose moi-même ! (rires) Je n'en ai aucune idée. J'attends avec impatience les mois à venir afin d'avoir le temps d'y réfléchir. Le fait d'être prise dans ce tourbillon actuel est très étrange pour moi. J'ai hâte de me remettre à écrire.

 

Aftersun

Sortie le 1er février 2023

Un film de Charlotte Wells

Avec Paul Mescal et Frankie Corio...

Mots clés
cinéma Culture interview paternité News essentielles
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