Sylvie Ayral a été institutrice en milieu rural pendant 15 ans et enseignante d’espagnol en lycée et collège. Professeur agrégé, docteur en sciences de l’éducation, elle est membre de l’Observatoire international de la violence à l’école.
Sylvie Ayral : J’enseigne depuis 27 ans et suis toujours en exercice. J’ai commencé par analyser ce phénomène dans le collège où je travaille. L’asymétrie entre les filles et les garçons face aux sanctions m’avait interpellée. J’ai voulu étendre ma recherche à des établissements très différents, plus ou moins favorisés, du collège privé en ville au collège en ZEP réputé difficile. L’asymétrie s’est vérifiée à chaque fois : les garçons représentent 75,7% à 84,2% des élèves punis.
S. A. : Les chiffres que j’ai collectés et les entretiens que j’ai menés montrent en effet qu’on n’est pas puni pour les mêmes faits quand on est un garçon ou une fille. La variable « genre » est centrale, les transgressions sont très clairement sexuées : ce qui relève des rapports sociaux (insolence, indiscipline, défi) est majoritairement le fait des garçons, tandis que les manquements mineurs à la discipline (bavardage, oublis, retards, usage du téléphone portable) concernent surtout les filles.
S. A. : C’est la deuxième chose qui m’a interpellée. Ils y voient une sorte de fatalité, comme si de toute façon aucune action éducative et pédagogique ne pouvait avoir d’effet, parce qu’il est dans la nature des garçons d’être plus agressifs, à cause des hormones, de la puberté, etc. Mais pourquoi tous les garçons ne sont-ils pas indisciplinés et violents dans ce cas ? Cette explication ne peut pas suffire.
S. A. : Les garçons s’emparent du système punitif pour se donner à voir. En fait, au collège, ils sont soumis à deux normes : d’un côté la norme scolaire qui exige d’obéir, d’être sérieux et bon élève, de l’autre une norme impensée mais beaucoup plus puissante que les autres à cet âge, l’injonction permanente à donner la preuve de sa virilité devant les pairs. C’est bien cette injonction qui les pousse à transgresser et à se montrer insolents : nous sommes la plupart du temps aux antipodes de ce que l’on considère comme des problèmes de comportement mais, bien au contraire, dans des conduites très ritualisées, des conduites sociales pures. La sanction non seulement signe l’accession dans le groupe des garçons dominants, mais elle a des bénéfices secondaires : elle permet de conquérir les filles, qui préfèrent, de leur propre aveu, les garçons rebelles. C’est aussi un rite qui permet de se démarquer hiérarchiquement de tout ce qui est féminin, y compris au sein de la catégorie « garçons » : montrer qu’on n’a pas peur des punitions comme les filles, qu’on ne pleure pas, mais aussi qu’on n’est pas un « pédé » : sexisme et homophobie sont intimement liés. Il y a les garçons forts et les plus faibles, assimilés au féminin, souvent victimes d’insultes homophobes.
S. A. : Oui, elles sont plus souvent la cible de l’insolence des garçons, qui renversent le rapport de hiérarchie pédagogique en les renvoyant à leur condition de femme, donc leur faiblesse supposée. Les élèves avouent qu’ils ont plus tendance à respecter et craindre un homme qui lève la voix et bombe le torse… Mais le plus étonnant est que les femmes elles-mêmes peuvent paradoxalement avoir un discours très sexiste : beaucoup justifient l’asymétrie sexuée dans les sanctions par le fait que les filles « feraient tout en douce », seraient beaucoup plus « hypocrites », « tordues » et même « vicieuses » et ne se feraient donc pas attraper alors qu’elles n’en feraient pas moins que les garçons qui eux, au moins, auraient le mérite de faire les choses « en face ». D’autre part, elles semblent avoir incorporé les principes de la domination masculine : elles ont tendance à se dévaloriser systématiquement et estiment incarner beaucoup moins l’autorité que les hommes.
S. A. : Je pense que l’analyse par le genre peut apporter un éclairage renouvelé pour étudier les rouages de la violence au collège et dans la société en général, que ce soit dans les quartiers, dans les stades, sur la route ou dans les couples. Si 80% des élèves punis sont des garçons, il faut aussi relever que 88% des personnes mises en cause par la justice et 83% des conducteurs impliqués dans la délinquance routière sont des hommes. Sur 192 décès enregistrés en France suite à des violences conjugales, 166 sont le fait des hommes. Le collège ne devrait-il pas être le lieu où l’on agit sur les leviers de cette violence ?
S. A. : Il n’est pas question évidemment de supprimer le principe de la sanction, elle est nécessaire dans certains cas, mais au quotidien, elle a un effet pervers qui est de renforcer les identités viriles. Je pense qu’il faut intervenir auprès des garçons au collège, parce qu’ils représentent aussi 4 élèves sur 5 en décrochage scolaire, et tout cela est lié. Il serait bon de les regarder non pas systématiquement comme des agresseurs potentiels mais aussi comme des victimes de l’injonction à la virilité. Chaque établissement pourrait évaluer ses propres pratiques et analyser leur dimension sexuée. L’école doit instaurer une mixité active, c’est-à-dire mettre en place des situations pédagogiques où l’on empêche la dévalorisation implicite de tout ce qui est féminin, où l’on propose des modèles de masculinité alternatifs, non compétitifs, où l’on propose des activités autour de ce que garçons et filles ont en commun au lieu d’organiser toujours et encore leur séparation et la hiérarchisation sexuée de leurs pratiques. Actuellement les activités proposées aux garçons sont encore trop souvent la boxe ou le rugby, tandis que les filles font de la GRS (gymnastique rythmique et sportive) ou de la danse… On pourrait aussi introduire des ateliers de psychologie et de philosophie, pour habituer les garçons à mettre leurs sentiments, leurs émotions en mots et leur ouvrir ainsi une autre voie que l’agressivité pour s’exprimer.
Sylvie Ayral, « La fabrique des garçons » (PUF), 24 €.
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