"Je ne vais pas changer d'avis". Elle l'affirme simplement, sereinement. Chloé Chaudet a l'habitude. Car à 35 ans, ces questions récurrentes, intrusives, oppressantes et parfois violentes sur la maternité ("Tu ne vas pas regretter ?", "Tu n'as pas peur de finir seule ?"), elle les a prises de front plus d'une fois. Et elle a appris à développer des stratégies de défense, à se justifier, à répliquer à ces injonctions constantes. Aujourd'hui, "blindée", elle l'écrit noir sur blanc et sur 217 pages : elle a décidé de ne pas être mère. Un choix anticonformiste qui surprend, fait réagir et bouscule les préjugés et diktats de la société parentaliste française.
Pourtant, la maîtresse de conférences en littérature comparée à l'université de Clermont-Ferrand est très loin d'être un cas isolé. En France, près de 5% des "femmes indociles"- comme elle les nomme- affirment leur non-désir de maternité. Mais le sujet reste encore un tabou dont même les voix féministes peinent à s'emparer.
A travers son livre-témoignage solidement sourcé, Chloé Chaudet se confie sur son cheminement intime, relate ses face-à-face incongrus avec ses amies, partage ses observations parfois piquantes. Et célèbre aussi sa "satisfaction d'être autosuffisante", son indépendance et sa soif de liberté, pulvérisant l'idée reçue qu'une vie sans enfant n'aurait pas de sens. Entremêlant expériences personnelles et analyses sociologiques, J'ai décidé de ne pas être mère déculpabilise, (ré)conforte, déconstruit les clichés qui entourent la maternité (et le refus d'enfanter) avec bienveillance. Un récit nécessaire pour libérer une parole que l'on tend à vouloir marginaliser, voire ignorer : celle des femmes qui ont choisi une autre voie que celle de la parentalité. En conscience et sans regret. Tout simplement parce qu'elles n'en ont pas envie.
Chloé Chaudet : D'après mon expérience, en Allemagne ou en Hollande, ça ne l'est pas forcément. En France, cela dépend de son âge. En tout cas, ça l'est plus que dans d'autres pays européens.
Ce qui est certain, c'est qu'une femme sans enfant provoque un étonnement qui s'explique par les chiffres. Une étude de l'INED souligne que 4,5% des femmes françaises âgées de 18 à 79 ans ont déclaré ne pas vouloir d'enfant ou ne jamais en avoir voulu. Il est probable que le chiffre ait même augmenté récemment, notamment en raison de l'inquiétude écologique des jeunes générations.
Le fait de déroger à la norme très française du "faire famille" intrigue. Et cela fait peut-être peur à celles et ceux qui ont une conception traditionnelle de ce que peut être une femme accomplie.
C.C. : Oui, car nous sortons de la norme sociale et nous nous détachons de ce qui constitue l'une des grandes constantes dans l'Histoire de l'humanité : le fait de procréer. Il y a cette anormalité sociale mais aussi biologique, ancrée dans notre être profond. Si ce n'était qu'uniquement social, le regard serait peut-être moins pesant.
C.C. : Je n'affirme pas que cet instinct maternel n'existe pas du tout. Je sais que de nombreuses mères développent cet amour extrême pour leur enfant. Mais des réflexions sur le sujet existent : Simone de Beauvoir a dissocié la figure de la mère et de l'instinct maternel, puis Elisabeth Badinter et récemment, la sociologue israélienne Orna Donath a écrit sur le regret maternel. Sauf que ces observations sortent peu des cercles de spécialistes- universitaires, militants ou féministes.
J'ai pu voir les commentaires sous l'une des interviews que j'avais donnée à un média et j'étais étonnée de lire des phrases du type : "Elle verrait, si elle avait un enfant, peut-être que son instinct se déclencherait..." C'est très ancré et nous gagnerions à faire porter des voix qui déconstruisent l'instinct maternel.
C.C. : Cette métaphore d'horloge biologique vient d'un article d'un auteur américain dans les années 70 qui cherchait simplement à indiquer que parfois, il était compliqué pour une femme de cumuler sa vie de mère et sa vie professionnelle. Et c'est devenu une expression du vocabulaire courant. Comme si quelque chose se déclenchait soudainement, puis s'arrêterait comme un couperet à 35 ans, âge auquel il ne serait plus du tout possible pour une femme de faire un enfant. Or, de nombreux spécialistes ont pointé que ces études préconisant de faire des enfants avant 35 ans se fondaient sur des données datant d'il y a 300 ans !
J'ai cherché à déconstruire cette idée d'horloge biologique. Oui, la fertilité décroît avec l'âge. Celle de l'homme aussi d'ailleurs- et on a tendance à l'oublier. Mais on nous met une pression sociable folle. Au moins une quinzaine de personnes autour de moi m'ont narrée des conversations qu'elles ont eues avec un·e gynéco : quand on a moins de 35 ans et que l'on se rend à une visite de contrôle, dans les trois-quarts des cas, le ou la médecin nous demande "quand est-ce qu'on s'y mettra enfin". Cela me semble outrepasser la volonté de renseigner la patiente : nous n'avons pas à nous faire sermonner.
Je pensais que les choses avaient évolué, avec ces exemples de stars ou de femmes politiques qui ont des enfants de plus en plus tard. J'imaginais en tout cas qu'il était acquis qu'une femme pouvait avoir un enfant après 35 ans. Ce n'est visiblement toujours pas le cas.
C.C. : La sociologue Charlotte Debest dans son livre Le choix d'une vie sans enfant en parle très bien. Parce qu'au-delà de la norme du "faire famille" qui devient encore plus prégnante quand on est en couple depuis quelques années- et qu'on a plus de 30 ans- se greffe l'idée qu'en ne voulant pas faire d'enfant, on rendrait son compagnon "triste" de ne pas devenir père.
Entre 30 et 34 ans, Charlotte Debest démontre que le nombre de femmes qui ne veulent pas d'enfant chutait de 4,5 à 2%. Cela correspond à un âge où les autres font des enfants, ce qui accentue la pression sociale et la peur d'être isolée. C'est aussi souvent à cette période qu'on accède à une forme de stabilité affective et professionnelle. Les injonctions se font donc encore plus pressantes.
C.C. : On est en tout cas biberonnées à cette idée qu'être mère serait le destin le plus noble, le plus épanouissant pour une femme. La plupart des questions et mises en demeure que je raconte dans mon livre ne sont pas méchantes : elles sont souvent involontaires. On est tellement élevées dans cette certitude qu'être mère serait une évidence que ce destin serait finalement "automatique".
Certaines crèches ou structures dédiées à la petite enfance essaient de nuancer les assignations genrées en partant du principe que les filles ne doivent pas forcément s'occuper avec des poupées et des activités dédiées au soin et que les garçons peuvent faire autre chose que du sport. Les structures publiques ont clairement un rôle important à jouer là-dedans. Mais on a encore du pain sur la planche : nous sommes encore loin d'une éducation qui soit plus attentive à l'égalité des sexes.
C.C. : Oui, et les sociologues, psys ou anthropologues qui on travaillé sur la question le confirment : ce sont en majorité les femmes qui s'intéressent à cela. Dans mon cas, les femmes qui m'interrogeaient se voyaient même parfois rabrouées par les hommes alentours afin qu'elles me laissent tranquille. Mais cela rejoint cette idée que nous sommes biberonnées dès le plus jeune âge au fait qu'être mère est la seule destinée féminine possible, acceptable et enviable.
Cela tend vers un manque de sororité au sens large, à savoir la prise en compte d'autres expériences féminines que la sienne. Il est par exemple marquant que dans le récent livre de Chloé Delaume, Sororité, qui est par ailleurs très riche et très novateur, seuls deux tout petits passages traitent des injonctions à la maternité.
C.C. : J'avais assisté au débat lors de la parution en Allemagne du livre de Orna Donath, Le regret maternel. L'ouvrage a été très bien accueilli, le débat a beaucoup porté. En France, la sortie en 2019 a été assez confidentielle et est passée quasiment inaperçue. Or pour moi, c'est l'un des grands ouvrages féministes du 21e siècle. C'est vraiment dommage.
La parole commence à peine à se craqueler. A partir du moment où j'ai commencé à assumer mon non-désir de maternité et à en parler autour de moi, j'ai eu l'impression que les jeunes mères se lâchaient un peu. J'ai même des amies mères qui m'ont dit : "Ah mais oui, tu as vraiment pris la bonne décision".
Mais cela reste très minime par rapport à ce que j'avais vu en Allemagne, un pays où il est bien plus accepté de ne pas avoir d'enfants. En France, dès que des femmes parlent de ce regret maternel, leur parole est accueillie avec beaucoup de violence. Il y a quelques années, la comédienne Anémone avait confié qu'elle aimait ses enfants, mais que ce rôle de mère était extrêmement pesant. Et elle avait reçu un flot d'insultes. C'est l'un des plus grands tabous, quelque chose auquel on ne touche pas. Pourtant, la parole se libère autour de sujets très lourds comme le consentement, l'inceste, la pédophilie. Mais la question du regret maternel continue à résister. C'est assez révélateur.
C.C. : Je crois en l'empowerment, mais la généralisation de "femmes puissantes" récemment m'a agacée. Et c'est d'autant plus marqué que ces femmes "puissantes" n'avaient pas d'enfant. C'est comme s'il y avait un "coût social" : oui, tu n'as pas d'enfant, mais c'est parce que tu fais autre chose à la place et si possible une oeuvre remarquable.
Je me suis replongée dans le livre Une chambre à soi de Virginia Woolf, l'une de mes autrices féministes préférées et elle-même sans enfant. Et je me suis rendu compte qu'elle parlait d'une chambre à soi au service d'une performance artistique. Pas pour se reposer, mais pour créer une oeuvre géniale ! On retrouve ce même principe dans Les culottées de Pénélope Bagieu, que j'aime pourtant beaucoup. On y trouve des portraits d'exploratrices, d'aventurières et beaucoup n'ont pas d'enfants. Mais elles ont des parcours tellement incroyables que cela en devient écrasant.
C'est un peu comme si le caractère exceptionnel sur le plan social de la femme qui n'a pas d'enfant devait se traduire par quelque chose de spectaculaire. Il semble compliqué d'accepter que cela soit une forme de normalité.
C.C. : Oui, cette minoration remonte à très loin. Notamment à la période-phare du MLF (Mouvement de libération des femmes) dans les années 70 avec leur slogan : "Un enfant quand je veux, si je veux". Sauf que la partie "Si je veux" a clairement été marginalisée. Il y a eu des débats, des figures comme Monique Wittig se sont intéressées au sujet, mais très rapidement, la question de la lutte pour le droit à l'avortement a fédéré les énergies et a pris le dessus. Et les voix qui cherchaient à dissocier la figure de la femme et la figure de la mère ont été mises à l'écart.
On l'a vu dans le rôle important tenu par Antoinette Fouque qui a défendu une idée de la féminité intrinsèquement liée à la maternité. En revanche, Edith Vallée, psychologue active au sein du MLF, a publié dans les années 80 une thèse consacrée aux femmes qui ne voulaient pas d'enfants, qui est ressortie dans les années 2000. Et elle n'a quasiment pas eu d'écho.
Le manque de résonance de ces travaux me semble emblématique de ce qui se passe en France. Il y a quand même plus d'un million de femmes qui ne veulent pas d'enfants en France. Et quand on étend ce non-désir d'enfant à celles qui ont eu des enfants mais n'en veulent plus et résistent aux multiples injonctions (comme celle du "petit troisième" par exemple), cela commence à faire beaucoup. Il serait donc essentiel qu'on en parle un peu plus.
C.C. : On accole souvent aux femmes sans enfant les termes d'égoïsme, d'aigreur, de carriérisme, de jalousie, d'immaturité. Ou on entend : "Elle n'a pas d'enfant mais c'est parce qu'elle fait une carrière exceptionnelle".
Il serait temps de considérer que c'est une alternative parmi d'autres, que c'est une manière de s'autodéterminer, de disposer de son corps comme on l'entend, à égalité avec celui de disposer de son corps en devenant mère. Il ne faut pas envisager cela comme une soustraction. Or c'est ce qui a tendance à perdurer, malheureusement.
C.C. : Cette question de l'envie est primordiale. Une amie enceinte de son deuxième bébé me disait que mon livre avait renvoyé son désir d'enfant à ce qu'il était vraiment : une envie et pas une obligation. Mon choix n'est pas une posture ou un rejet : c'est juste une absence d'envie, un désintérêt. Cela ne m'intéresse pas de vivre cette expérience-là, mais ce n'est pas pour autant que je ne vais pas m'intéresser aux enfants de mon entourage.
C'est une réponse simple, qui n'est pas toujours bien acceptée, mais elle a le mérite d'être claire car sans envie, cette démarche d'avoir un enfant, qui est si lourde d'engagements, ne fonctionne pas. C'est élémentaire.
C.C. : Cette sensation de liberté qui accompagne les moments où je pense à ma non-parentalité est très fréquente chez les personnes dans mon cas. On retrouve aussi souvent chez les personnes qui n'ont pas d'enfant un intérêt pour les voyages par exemple. Je ne dis pas que les enfants empêchent de voyager, mais la question de la spontanéité, du droit de paresser, de souffler et de pouvoir improviser, c'est une forme de respiration.
Et ne pas avoir d'enfant ne m'empêche pas de transmettre car en tant qu'enseignante-chercheuse, je n'ai pas l'impression d'être en défaut de partage. Il y a tellement de manières de transmettre qui peuvent s'incarner au-delà du cercle familial...
J'ai décidé de ne pas être mère
Un livre de Chloé Chaudet
Editions L'iconoclaste