Qui êtes-vous, Antoinette Fouque ?
C'est ce que se demande le journaliste Christophe Bourseiller dans son ouvrage éponyme. Série d'entretiens en compagnie de la psychanalyste et cofondatrice du Mouvement de libération des femmes (MLF), ce face-à-face littéraire vient d'être réédité par la maison d'édition Des Femmes. Et ces mêmes éditions, fondées par ladite militante, ont la bonne idée de nous proposer deux autres ouvrages de la penseuse : Gravidanza et Génésique.
En tout, ce sont donc plus de 500 pages de dialogues, d'articles et de thèses qui vous attendent pour essayer de répondre - un peu mieux - à cette fameuse question. Trois opus qui ne sont pas de trop. Car parler d'Antoinette Fouque, née en 1936 et disparue en 2014, c'est évidemment parler du MLF, mouvement féministe phare des années 70, mais aussi de la situation des femmes dans le monde, du phallocentrisme inhérent à la psychanalyse, de littérature, des violences sexistes, des révolutions d'hier et de celles de demain.
"Antoinette Fouque cisèle une oeuvre atypique. Elle trouble, elle déconcerte, elle en agace plus d'un, plus d'une. Elle n'entre pas dans des cases", se réjouit Christophe Bourseiller. Vaste programme. Mais malgré ce joli pitch en forme de puzzle, personne ne résumait mieux la pensée d'Antoinette Fouque qu'Antoinette Fouque elle-même.
La preuve en quatre mots-clés, parcourant ces propositions éditoriales aussi militantes qu'accessibles. Des motifs indispensables pour éclaircir ce "Qui est-ce" féministe.
Politologue, éditrice, psychanalyste, essayiste, politicienne... Antoinette Fouque était de tous les plans. Normal, tant son regard semblait toujours se diriger plus loin que sa simple position – géographique et sociale. Les abondants articles et discours dont regorgent Génésique et Gravidanza le suggèrent : ce n'est pas juste le point de vue hexagonal qui intéresse l'autrice, mais la condition des femmes dans le monde entier.
C'est pour cette raison que la penseuse s'interroge autant sur l'exploitation de leurs corps. Dans l'article Féminisme et lutte de femmes (1976) par exemple, à retrouver dans Génésique, elle affirme ainsi qu'une "société masculine universelle" s'étendrait partout, "de la Chine aux Etats Unis en passant par l'Afrique", imposant uniformément ses normes et son langage, et plus encore son pouvoir, "en aliénant le corps".
Cette idée de "société universelle" lui inspire une conviction : la lutte pour la protection des femmes est égale à celle pour le respect de l'environnement. "Le Grenelle de l'environnement a rappelé que sans la planète Terre, il n'y aurait plus d'humanité. Mais si les femmes deviennent une espèce en voie disparition, alors l'humanité disparaîtra elle aussi", prophétise-t-elle en 2012 dans un article intitulé "Pour un Grenelle des femmes".
Ce Grenelle des femmes dont rêvait Antoinette Fouque devait, lui aussi, arborer l'envergure d'un projet mondial. "Il s'agirait de globaliser toutes les questions que les femmes posent à l'humanité, faire un état des lieux, évaluer les besoins et les priorités pour mettre en oeuvre la nouvelle alliance entre femmes et hommes, prendre conscience de la formidable richesse qu'elles offrent à l'humanité", poursuit-elle avec éloquence.
Des ambitions qui lui vaudront une forte reconnaissance au sein des cercles militants, mais aussi des hautes instances : Fouque sera notamment faite Commandeure de la Légion d'honneur, des Arts et des Lettres.
Née à Marseille et éteinte à Paris, Antoinette Fouque restera à jamais le nom d'un seul et même lieu : le MLF, Mouvement de libération des femmes qu'elle co-crée en compagnie de la grande théoricienne lesbienne Monique Wittig. Collectif non-mixte, le MLF est une réaction collective au sexisme des sphères intellectuelles qui s'agitent en mai 68.
Mais pas seulement. Désir de libération des femmes, élan révolutionnaire face à l'autorité (dominante, patriarcale), mouvement sororal... Le MLF est aussi pour Antoinette Fouque comme une seconde naissance. "'Je serais une femme née à tel endroit, en telle année, mais il me vient spontanément comme origine ma naissance politique. Cette Antoinette Fouque-là est née à partir du moment où le MLF a existé, en octobre 1968. C'est vrai, c'est réel", raconte-t-elle à Christophe Bourseiller dans Qui êtes-vous, Antoinette Fouque ?.
"Nous ne voulions pas le pouvoir à l'époque. Nous voulions pouvoir exister, nous voulions pouvoir créer. Le MLF s'est fait contre ce que Mai 68 avait de viriliste, de guerrier et de machiste", poursuit-elle encore face à son interlocuteur, qui voit en elle une penseuse radicale, "déconstruisant le mythe de l'égalité entre hommes et femmes". CQFD.
Dans l'article Penser en femme d'action, agir en femme de pensée (2005) relayé dans Gravidanza, Antoinette Fouque déploie ses mémoires : s'investir dans le MLF, c'était également s'exercer à comprendre "la raison profonde de l'infériorisation des femmes" pour se libérer "de l'esclavage phallocentrique", dit-elle, et, ainsi, "transformer leur condition". Une révolution, oui, mais surtout "une sorte de performance, de 'je vis', 'je nais', 'je jouis', un événement et un évanouissement permanent", se souvient-elle. Il fait parfois bon s'évanouir.
Psychanalyste et fondatrice du lieu de réunion "Psychanalyse et politique" au sein du MLF, Antoinette Fouque n'a eu de cesse de déboulonner le phallocentrisme inhérent à la pratique - une obsession du phallus "dominant" omniprésente sous la plume de Sigmund Freud. Et si psychanalyse et libération des femmes allaient de pair ? La penseuse s'interroge. Et insiste auprès du philosophe Roger Dadoun sur l'importance d'une "psychanalyse marquée par le politique, débordant le corporatisme clinique tout autant que l'idéologie sexiste".
L'idéologie sexiste, Antoinette Fouque la combat. Sous toutes ses formes. La preuve ? Dans le second tome de Féminologie, on retrouve un article de sa plume, Crise de l'identité masculine (2006). Elle s'en prend au misogyne Eric Zemmour, alors au centre de l'attention médiatique pour son essai réac Le Premier Sexe. Et y tacle "son refus de la féminité, sa protestation virile, sa résistance à la déconstruction du phallocentrisme". Quinze ans plus tard, aucun de ces mots ne serait de trop pour désigner l'idéologie crasse du polémiste.
Phallocentrisme partout, justice nulle part. Derrière la rhétorique, la force d'Antoinette Fouque était politique. Dans Gravidanza toujours, celle qui fut élue radicale de gauche au Parlement européen énumère les effets et objectifs du MLF : "l'égalité entre les femmes et les hommes dans la vie sociale, économique, culturelle, la maîtrise de la fécondité, la condamnation du viol et des violences conjugales, la parité...".
Autant de hantises pour les misogynes.
S'évanouir, s'épanouir... Pour Antoinette Fouque, femme de lettres, l'émancipation passait forcément par la culture. D'où la création en 1974 des éditions Des femmes, qu'elle décrit comme "une maison ouverte à l'autre écriture", et plus encore comme une manière concrète de "donner lieu et corps au travail des femmes, en donnant sens à leur chair pensante", poétise-t-elle avec fougue dans les pages de Gravidanza.
A la lire, la littérature n'est pas qu'un corps, non, mais une multitude de voix trop longtemps passées sous silence. Les valoriser, c'est déjà faire acte de résistance. "Les femmes artistes sont absentes des musées du marché de l'art, et comme elles sont invisibles, il y a aussi une dévaluation de leurs oeuvres. Chaque fois qu'on fait un geste de solidarité envers les femmes artistes, on donne du courage aux femmes pour s'exprimer davantage. Et nous arrivons à sortir de l'invisible", explique-t-elle en 2008 le temps d'une réflexion intitulée "La création est-elle sexuée ?".
Dans la bouche d'Antoinette Fouque, le matrimoine n'avait pas (seulement) sa place dans un musée. Bien au contraire, cette sororité historique qu'elle évoque est un héritage mouvant, qui ne cesse de stimuler l'esprit et les sens au gré des décennies et des mouvements. "J'adore apprendre, j'ai cette passion, comme si je devais rattraper ces générations et ces générations de femmes qui m'ont précédée", s'enthousiasme-t-elle ainsi quand Christophe Bourseiller complimente sa "grande curiosité intellectuelle".
Des paroles pleines de bon sens à l'heure où les notions de femme-artiste, de regard féminin et de matrimoine sont plus que jamais au coeur des conversations. Et ces répliques punchy ne représentent qu'une once de ce que proposent en cette nouvelle année les éditions Des Femmes, synthétisant la pensée d'une militante, à relire à l'aube des futures révolutions. Le futur justement, Antoinette Fouque l'avait bien à l'esprit.
Quand la revue Le Débat l'interroge en 1996 au sujet des lendemains qui chantent, elle raconte : "Je ne suis ni optimiste, ni pessimiste, mais pleine de gratitude envers la bonne volonté de beaucoup d'hommes quant à notre devenir... et pleine d'espérance en la force et le courage des femmes".
Qui êtes-vous, Antoinette Fouque ?, Entretiens avec Christophe Bourseiller.
Editions Des Femmes, 155 p.
Gravidanza : Féminologie II, par Antoinette Fouque.
Editions Des Femmes, 290 p.
Génésique : Féminologie III, par Antoinette Fouque.
Editions Des Femmes, 190 p.