A 58 ans, elle semble indestructible. Et pourtant, on n'oserait pas parler de long fleuve tranquille pour revenir sur la vie de Fatimata M'Baye, défenseuse des droits de l'homme et militante depuis plus de trois décennies. Sa révolte commence alors qu'elle n'est encore qu'une petite fille : à 12 ans, elle est mariée de force à un homme de 45 ans, à qui elle donne trois enfants, dont elle accouche entre ses 14 et ses 18 ans. Pendant toute la durée de son mariage, elle fugue en permanence et se bat pour garder son indépendance. A 18 ans, elle finit par obtenir le divorce, le même jour que son Bac. Elle entame alors des études de droit à Nouakchott, de 1981 à 1985. Elle sera la seule fille à passer le barreau, et la première femme à devenir avocate en Mauritanie.
Depuis ce jour, elle n'a eu de cesse de se battre contre les discriminations et les injustices qui étaient présentées comme des fatalités dans son pays. Elle lutte contre les violences infligées aux enfants et aux femmes, de l'excision au mariage forcé et en passant par la "zina", l'immoralité sexuelle dont sont souvent accusées les femmes qui portent plainte pour viol. Mais elle s'engage également contre la torture, fléau des geôles mauritaniennes, et bien sûr, contre l'esclavage : en Mauritanie, 600 000 personnes, soit 20% de la population, sont toujours asservies (les Haratins, une ethnie noire africaine, servent d'esclaves traditionnels aux Maures Blancs, une minorité arabo-berbère qui a toujours détenu le pouvoir dans le pays). Elle est emprisonnée et torturée à trois reprises pour avoir osé élever la voix quand l'omerta faisait loi. Mais il en faut plus pour faire taire cette frondeuse des droits de l'homme. De fait, la plus grande de ses batailles est sans doute celle qu'elle mène contre le silence de ceux qui savent, mais ferment les yeux sur les plaies à vif de la Mauritanie.
Aujourd'hui présidente de l'Association mauritanienne des Droits de l'Homme, son combat effréné en faveur de l'égalité a été récompensé à de nombreuses reprises : entre la Légion d'Honneur française (2014) et le prix de la Femme courage (2012) décerné par Hillary Clinton en personne, c'est la première personnalité africaine à recevoir le Prix International de Nuremberg pour les droits de l'homme (1999). Le 20 octobre 2016, cette très grande dame était à Paris pour recevoir le prix Goralska 2016, remis par Corinne Evens, présidente du groupe Evens et fondatrice de la maison de joaillerie Goralska. A cette occasion, nous avons pu l'interviewer et l'interroger sur son parcours et ses batailles. Rencontre avec une infatigable amoureuse de la liberté, qui n'est pas prête de baisser les armes.
Fatimata M'Baye : C'était très compliqué honnêtement, et ça l'est toujours. Au tout début de ma carrière, j'ai failli abandonner de nombreuses fois : il y avait des magistrats qui refusaient de me regarder en face, d'autres qui ne voulaient pas me parler directement, des confrères qui tentaient de m'humilier ou de m'intimider... C'est difficile de s'imposer dans un monde aussi misogyne : en tant que femme, on considérait d'emblée que j'avais tort et que j'étais faible. Aujourd'hui, ça va un peu mieux, tout de même, je suis plus connue...!
F.M : Le monde des femmes, c'est un monde complètement à part, souvent incompréhensible et systématiquement incompris. A cause du poids des traditions, c'est le groupe le plus vulnérable en Afrique. Elles n'ont le droit ni à la parole, ni le droit à l'écoute. Trop souvent, elles n'ont pas les moyens de faire entendre leurs voix, et quand elles y parviennent, c'est en vain. Moi aussi, je suis femme, et je me suis dit que je pouvais comprendre plus facilement ce qu'elles allaient me dire, et plus important encore, que je comprendrais aussi ce qu'elles ne me diraient pas, ce qu'elles subissaient sans pouvoir en parler. Je me suis dit qu'il fallait que quelqu'un les écoute enfin.
F.M : Je combats la violence, sous toutes ses formes. Pour moi, la femme est la même, peu importe qu'elle naisse en Afrique ou en Europe, elle a les mêmes besoins et les mêmes difficultés... C'est partout la même souffrance. La violence à l'encontre des femmes prend mille visages, et j'essaye de lutter contre toutes ces formes : les violences physiques, les excisions, les viols, les agressions, mais aussi les violences mentales, les discriminations, l'inégalité des chances... C'est leur droit le plus fondamental, de ne plus subir ces violences.
F.M : C'est un véritable drame, l'excision en Mauritanie. On a incorporé dans le Code pénal de l'enfant un article qui sanctionne les mutilations génitales féminines : désormais, la peine va jusque 5 ans de prison. Et pourtant, ce n'est jamais, jamais arrivé : personne n'a jamais été condamné pour une excision alors qu'il y en a quotidiennement. Le problème, c'est que c'est un énorme tabou social, les gens pensent qu'il ne faut pas étaler ça au grand jour. Ils disent que c'est une attaque contre des groupes ethniques traditionnels, et qu'il ne faut pas les heurter. Mais pour moi, la loi doit primer sur ces pratiques traditionnelles. La loi est là pour dire ce qui est juste, et ces coutumes ne sont pas justes, elles sont cruelles et dangereuses pour la santé des femmes et des enfants.
F.M : En Mauritanie, il existe toujours une forme d'esclavage traditionnel, similaire à celle du commerce triangulaire : au XXIème siècle, c'est tout bonnement intolérable que cela subsiste encore. Et pourtant, aujourd'hui, il y a des gens dans mon pays qui peuvent vous dire "Untel m'appartient, je peux le vendre, je peux le donner, je peux l'échanger, je peux le tuer". L'esclavage se transmet de mère en fils, il y a donc des enfants, qui sont esclaves, avant même d'être sortis du ventre de leurs mères. Des hommes, des femmes et des enfants sont la propriété privée d'autres hommes, qui disposent d'un droit de vie ou de mort sur eux. On le voit tous les jours en Mauritanie, c'est terrible.
F.M : C'est le grand paradoxe de la Mauritanie. C'est effectivement devenu un crime contre l'humanité, il y a des tribunaux spécifiques qui ont été mis en place pour juger les esclavagistes, un code de protection qui sanctionne leurs pratiques, des juges qui ont été nommés spécialement pour les affaires d'esclavage... Et pourtant, il n'y a aucun esclavagiste en prison alors qu'en juillet, 13 anti-esclavagistes ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison suite aux émeutes du 29 juin 2016. C'est incompréhensible et écoeurant. C'est comme si les lois n'avaient pas été faites pour nous, les Mauritaniens, pour que nos conditions de vie s'améliorent, mais qu'elles avaient été mises en place simplement pour rassurer la communauté internationale jusqu'à ce qu'elle détourne le regard. Et malheureusement, les mentalités changent beaucoup moins vite que la législation...
F.M : Mon dernier séjour en prison date d'il y a 18 ans maintenant, mais je subis toujours les filatures, les écoutes téléphoniques, la mise au ban de certaines grandes compagnies... C'est difficile... Mais la prison m'a vraiment renforcée dans mes convictions, dans ma volonté de me battre pour ceux qu'on réduit au silence. Là-bas, j'ai vu des gens qui avaient vraiment besoin d'aide, qui n'oseront jamais parler par eux-mêmes et qui n'ont pas les moyens de toute façon de se faire entendre. Ce n'est pas normal : ils ont besoin qu'on reconnaisse leurs droits, ils ont besoin qu'on les traite comme des êtres humains. Moi-même, j'ai été torturée en Mauritanie, et je peux vous dire que le besoin de protéger les victimes et de changer la manière dont notre système judiciaire et carcéral fonctionne est immense.
F.M : Je fais désormais du bénévolat dans les prisons. Je laisse mon numéro, et on m'appelle à tout moment pour que je m'occupe d'un dossier. Le plus souvent, ce ne sont pas des gens qui ont de quoi payer les services de quelqu'un mais je le fais quand même avec plaisir : ce sont des sans-voix, des gens qui ont besoin qu'on se batte pour qu'ils soient entendus et respectés. Je fais aussi le tour des stations de police, pour voir s'il y a des femmes et des enfants que je peux aider.
F.M : Oh que oui, c'est catastrophique. Je pense que c'est l'un des combats les plus difficiles que l'on ait à mener. Honnêtement, il sera dur de se défaire de cette mentalité policière qui a normalisé l'usage des violences en prison. C'est simple, officiellement, ça n'existe pas, ce n'est même pas un problème reconnu. Le gouvernement et la justice refusent purement et simplement d'en entendre parler. Il n'y a jamais eu de condamnation pour torture, et il n'y en aura pas tout de suite. Même lorsqu'un médecin constate les violences, qu'il y a des photos, des preuves des coups, c'est effacé du dossier.
F.M : J'en ai beaucoup trop, malheureusement. Il y a un mois, je me suis occupée d'un dossier dans lequel on avait fait verser des photos et le constat d'un médecin dans le dossier pour prouver qu'il y avait eu torture, afin de faire réévaluer une peine. Le condamné est arrivé enchaîné devant le procureur –pas menotté, mais le corps entièrement attaché avec une chaîne. Pour la première fois, ce dernier a accepté de poser des questions à un médecin devant la cour, mais l'expert n'a pas suivi la procédure légale. Lorsqu'on a voulu lui poser des questions devant l'audience, c'est comme si on lui avait lavé le cerveau : il répétait en boucle "Je ne peux pas répondre à ces questions, je ne peux pas répondre à ces questions". Résultat, la peine a été confirmée. Le procureur de la République en personne a déclaré qu'il n'y avait pas de torture en Mauritanie. Les policiers qui étaient dans la salle d'audience se marraient, parce qu'ils connaissent la vérité. Et nous aussi, on sait très bien comment ça se passe, dans les prisons mauritaniennes.
F.M : Oui, c'est comme ça que les policiers extorquent des aveux à un suspect. C'en est au point où beaucoup de gens n'osent plus aller porter plainte, de peur que ça se retourne contre eux et qu'ils se retrouvent en prison après avoir fait de faux aveux sous la contrainte. Dans les prisons mauritaniennes, tout le monde sait qu'il y a des cachots. Il y en a même pour les enfants : on peut les enfermer plusieurs jours dans un cachot d'un mètre sur un mètre dans lequel ils ne peuvent même pas tenir debout. Pourtant, il y a beaucoup de mécanismes de protection légaux qui ont été mis en place, ainsi qu'une enquête sur l'usage de la torture, mais comme aucun des membres de la commission n'a pu voir de détenus en prison, ils ne peuvent pas agir. Et les magistrats savent ce qu'il se passe, mais ils n'ont pas le courage de soulever le problème et de mettre de côté des dossiers.
F.M : Pour moi, cela est lié à la volonté de l'Etat de tout miser sur l'usage de la force pour servir ses intérêts. En apparence, les lois suivent les exigences de la communauté internationale, mais elles sont là pour faire illusion et pas pour changer réellement les choses, puisque personne ne les fait appliquer. C'est pour cela que la communauté internationale ne devrait pas relâcher la pression qu'elle exerce sur la Mauritanie, bien au contraire ! Je regrette que ça ne soit pas un pays dont on parle plus. Dans les médias internationaux, personne ne s'y intéresse, et pourtant à mon sens, c'est un pays dans lequel beaucoup de choses très importantes se passent. Il mériterait un peu plus d'attention – et d'indignation.
F.M : Oh, c'est une question très difficile, je ne peux pas répondre à ça... A vrai dire, je ne suis pas tellement satisfaite de moi. Je suis à la quête d'une société démocratique, égalitaire et altruiste, d'une société qui accepte l'autre, tout simplement. C'est compliqué pour moi de vous dire ce qui me rend le plus fière, parce que je n'ai pas atteint mon but, je n'ai pas la sensation d'avoir réussi. Je vois beaucoup de jeunes gens dans mon pays qui me prennent comme modèle, et me disent qu'ils aimeraient être comme moi. Mais moi je voudrais un monde meilleur pour eux, où ils pourraient s'exprimer librement, sans aucune pression, où les hommes et les femmes pourraient se considérer en égaux et avoir les mêmes chances.