Jean- Claude Kaufmann : Il y a deux choses différentes à prendre en compte : la partie du corps et les rondeurs. Concernant la partie du corps, c'est une très longue histoire qui a un lien avec notre vieille société d'origine chrétienne et qui avait une certaine vision du corps : tout ce qui était vers le haut et vers le Seigneur – comme le visage – était valorisé, quand au contraire, tout ce qui était en bas était stigmatisé et vu négativement. On aurait pu penser que ce soit les pieds, mais toute la focalisation négative s'est en fait fixée sur les fesses. Et cette stigmatisation s'est fixée dans notre tradition culturelle.
L'autre élément, c'est donc les rondeurs, et la montée du modèle de minceur. C'est un modèle tyrannique omniprésent qui fait qu'il y a une silhouette de référence de plus en plus mince, voir de plus en plus maigre, et qui fait qu'on s'est mis à regarder de plus en plus négativement tout ce qui dépassait, donc les rondeurs, et plus spécialement les fesses. Je me souviens d'une enquête dans laquelle les femmes se montraient très critiques vis-à-vis de leur corps. Et quand on découpait celui-ci en morceaux, la partie du corps la plus critiquée était bien sûr ce maudit derrière.
Jean-Claude Kaufmann : On dit souvent que les diktats de la minceur viennent des magazines féminins. C'est pas totalement faux, parce qu'en republiant sans cesse des photos de mannequins ultra minces, les magazines donnent des modèles de référence. Ils alimentent et amplifient le phénomène. Mais il faut aller au-delà de ça, c'est beaucoup plus complexe et profond. Il y a des causes multiples que j'essaie d'analyser dans le livre. Par exemple, concernant la culture chrétienne, il y a une cause très lointaine qui remonte au XIIe siècle : les premières saintes jeûneuses avec leurs milliers d'adorateurs autour d'elles. Elles ne pensaient pas à la minceur en tant que telle, elles recherchaient la pureté, elles voulaient se détacher de leurs corps. Et ça, ça a quand même un lien avec le déclic de l'anorexie.
Il y a encore beaucoup de raisons, mais surtout, il y a le mécanisme social qui s'est mis en place. On a aujourd'hui un modèle de référence qui est cette beauté ultra-mince et plus on s'en rapproche, plus ça donne des bons points, et cela dans tous les domaines : vie privée, vie sociale, et vie professionnelle. Il y a par exemple la discrimination à l'embauche. Une étude prouve même que les notes à l'école changent selon le physique de l'élève. C'est complètement hallucinant ! Donc tout le monde est contre les diktats, mais tout le monde est quand même au régime. Les gens sentent que plus ils se rapprochent du modèle de minceur, plus la vie devient facile et positive. Le mécanisme est en fait collectif et produit par tout le monde, même si le monde de la mode joue un rôle extrêmement important. Ce mécanisme est une machine folle qui nous dépasse et nous entraîne.
J.C Kaufmann : Les corps de ces femmes sont des contre modèles. C'est un autre diktat : il faut des tailles minces avec des fesses proéminentes. Il y a quelques années, il y avait un diktat : l'hyper minceur unique et tyrannique. Mais aujourd'hui, ce modèle-là s'affronte avec un autre modèle qui monte en puissance, celui des rondeurs travaillées. Celui-ci porte d'autres valeurs, il vient plutôt du sud de la planète, c'est un peu une protestation de la culture du nord. Mais il ne faut pas oublier que s'il y a des modèles, la beauté n'en est pas un. C'est la conclusion de mon livre, la beauté est multiple et toujours différente. Malgré tout, le fait qu'il y ait deux modèles offre l'opportunité aux femmes de se libérer du diktat de l'hyper minceur. Tant qu'il n'y a qu'un modèle, on peut en devenir facilement prisonnier. Mais quand il y en a deux très opposés, ça donne la possibilité de se libérer, d'accepter son corps, et de faire jouer les propres potentialités de son propre corps.
J.C Kaufmann : Si on regarde les magazines, 90% des femmes représentées sont quand même très maigres. Ça reste le modèle de référence. Et de temps en temps, il va y avoir une édition spéciale rondes. Il y a peut-être des mannequins plus size, mais elles restent minoritaires. Donc effectivement, ce qu'il faudrait, c'est pouvoir mettre en scène l'intermédiaire, la normalité de la grande masse des tailles, et également la diversité. On accepte la diversité sous l'angle de la couleur de la peau et du métissage, mais on ne l'accepte pas au niveau des tailles. On est dans une société qui a besoin de modèles. Notre société a besoin de plus en plus de libertés, d'autonomie personnelle. Chacun peut se définir, s'inventer, mais on est aussi de plus en plus en manque de repères et de plus en plus perdus. On est en quête du normal, pas pour s'y conformer forcément, mais pour s'y repérer. Et cela touche aussi les modèles de beauté. Il y a une quête : qu'est ce qui est bien et qu'est-ce qui n'est pas bien ? Quelle est la référence ? La société d'aujourd'hui produit une demande de modèles et c'est terrifiant parce que ça n'aide pas à accepter la beauté de son corps. Un modèle, c'est pas beau. C'est répétitif.
J.C Kaufmann : On le voit, cette contre mode qui monte est portée par des stars, des références. Beaucoup de ces stars sont d'origine métisse, elles peuvent être Américaines mais avoir des origines antillaises, d'Amérique du Sud ou encore d'Afrique. Beaucoup de ces stars mettent en scène leur corps, et c'est un corps en mouvement. Elles sont fières de leurs formes et de ce que ça exprime. Et ça exprime tout un univers de sensualité et d'émotions. Il n'y a pas de revendication telle quelle, mais c'est porteur d'une alternative culturelle, d'une chaleur humaine, et d'une émotion. Et cela s'oppose un peu aux caractéristiques de la culture du nord, c'est-à-dire un certain contrôle de soi, un contrôle des émotions, une relative froideur. Derrière les formes du corps, c'est une autre expression corporelle qui se manifeste.
J.C Kaufmann : C'est compliqué de répondre à cette question. Dans les années 70, le mouvement d'émancipation des femmes s'est exprimé plutôt par une silhouette filiforme qui permettait de ne pas accrocher le regard. Car accrocher le regard, notamment celui des hommes, c'est être figé dans une situation d'objet sexuel. La silhouette filiforme, voir androgyne, permettait de développer une certaine liberté. Donc, cette affirmation des rondeurs peut avoir comme conséquence de piéger la femme dans un rôle de séduction. Ou alors, c'est vrai que ça peut se reporter au courant du mouvement féministe qui veut manifester la féminité de la femme en s'opposant d'une certaine manière au monde des hommes. Mais ce n'est pas évident de parler de ça, parce qu'effectivement, les rondeurs ont la caractéristique d'accentuer la féminité et ça peut rendre un peu difficile la marche vers l'égalité absolue avec les hommes.
J.C Kaufmann : C'est vrai que je n'en parle pas dans le livre. En fait, je n'avais rien noté parce que lorsque j'avais écrit "La femme seule et le Prince charmant" en 1999, j'avais dressé un portrait-robot du prince charmant, et j'avais commencé par échouer parce que selon le moment de la journée, les femmes ne voulaient pas le même type d'homme. Concernant les parties du corps, elles citaient volontiers le torse ou l'épaule pour poser la tête, mais on n'avait pas parlé des fesses. Et ça m'a été reproché dans un certain nombre d'interviews par les journalistes femmes. J'ai donc découvert, notamment dans la presse féminine, que depuis 4 ou 5 ans, on en parle énormément dans la silhouette de beauté de référence des hommes. Et on en parle avec beaucoup de rire, de légèreté, comme si ça permettait de se libérer de toute l'angoisse qui est portée par cette question des fesses des femmes. On exige de la fesse masculine haute et ferme. J'ai découvert récemment – notamment au Brésil – que les hommes font de plus en plus recours à la chirurgie esthétique au niveau des fesses. La conclusion c'est : pauvres hommes quand même ! Les femmes leur demandait déjà énormément de choses. Il faut être performant dans mille domaines, mais jusque-là, au moins ils étaient tranquilles au niveau de leur postérieur.
"Aimer son corps, la tyrannie de la minceur", de Jean-Claude Kaufmann, éd. Pocket, 6,80 euros