Encore aujourd'hui, quand ils se rendent au magasin de jouets, les parents de petites filles savent immédiatement vers quel rayon se diriger : celui des poupons Corolle, des Barbie institutrice et vétérinaire ou des princesses Disney. Les parents de petits garçons, eux, s'orientent plutôt vers les rayons dédiés aux petites voitures, aux jeux vidéo et autres Pokémons.
"La segmentation du marketing filles/garçons a commencé dans les années 50, mais était à l'époque beaucoup moins marquée, explique Isabelle Collet, chercheuse sur la question de genre dans l'éducation. Certains jouets étaient déjà très marqués filles : les poupées, les poupons, la dinette. En revanche, les activités aujourd'hui considérées comme étant masculines, comme les Lego ou les jeux de construction étaient neutres."
Reflet du sexisme qui règne dans les allées des magasins de jouets, les catalogues des grands distributeurs qui fleurissent au moment de Noël ne sont évidemment par épargnés. Selon une étude réalisée par le cabinet Trezego en décembre 2013, 31% des petites filles apparaissant dans les catalogues de jouets sont photographiées dans une attitude passive : en train de dormir une peluche dans les bras ou bien regardant un autre enfant. La moitié des fillettes photographiées sont par ailleurs habillées en rose ou violet, coiffées de barrettes et vêtues de robes.
À l'inverse, les petits garçons apparaissant dans les catalogues sont majoritairement représentés dans une attitude d'action (81%), jouant à des jeux mixtes, avec des armes (92%) ou des jouets scientifiques (77%).
"Jusque dans les années 80, le code couleur rose-bleu était moins marqué, constate Isabelle Collet. Ça permettait un peu plus de marge de manoeuvre, à la fois pour les parents, mais aussi pour les enfants, qui étaient bien moins marqués par les stéréotypes de genre. Aujourd'hui, la moindre touche de rose sur une boîte explique très clairement que ce n'est pas un jeu pour les garçons, et inversement pour les filles."
Le problème, c'est que ces stéréotypes (l'aventure aux garçons, les filles à la maison) sont si prégnants qu'ils influencent les orientations des filles et des garçons et renforcent les inégalités entre les sexes. Tandis que les garçons, tournés vers les activités en extérieur et confortés dans leurs prédilections pour les sciences, constituent la majorité des effectifs des filières scientifiques et techniques, les filles, elles, peinent à s'imposer dans les STIM (Sciences, Technologies, Ingénierie, Mathématiques). Selon l'enquête MutationnElles 2014, les étudiantes continuent de représenter moins de 10% de l'effectif total des filières d'apprentissage technique. Même chose au lycée où, dans des filières professionnelles, elles ne sont que 10 à 15% à s'orienter vers les options sciences de l'ingénieur, tandis qu'elles représentent 90% des effectifs des options santé, social et biotechnologies, considérées comme "féminines".
"Évidemment, les jouets genrés ne sont pas la seule cause de la faible représentation des femmes dans les STIM, poursuit Isabelle Collet. Ce n'est pas parce que l'on joue à la poupée quand on est enfant que l'on est condamnée à ne jamais être douée en sciences. En revanche, les enseignants de primaires remarquent quelque chose de très clair : dès le CP, il y a des petites filles très 'princesses' qui n'entrent pas dans les mathématiques. Inconsciemment, elles ont compris que leur rôle de petite fille jolie et délicate n'est pas compatible avec le faire de faire des maths. En miroir, il y aussi des garçons qui comprennent très tôt qu'aimer lire des histoires n'est pas compatible avec l'image de la virilité qu'ils se sont construits."
Pourtant, parfois à l'initiative des fabricants ou à la demande des consommateurs eux-mêmes, les initiatives de créer des jouets favorisant la mixité se multiplient. Barbie entrepreneuse, Lego exploratrice des fonds marins ou ingénieure aérospatiale, Playmobil scientifique... Depuis une poignée d'années, les grandes marques de jouets proposent aux petites filles des modèles autrement plus inspirants que celui de la fée du logis ou de la jeune femme en détresse. Et leur faire prendre conscience qu'au-delà des traditionnelles professions dites "féminines" d'institutrice, d'hôtesse de l'air ou de vétérinaire, d'autres voies pouvaient s'ouvrir à elles. Qu'elles décident de s'identifier à l'aventurière ou à l'ingénieure en informatique.
Mais ces nouvelles figurines signifient-elles que les lignes commencent enfin à bouger ? Pas vraiment, si l'on en croit Isabelle Collet. "Il y a des initiatives plus ou moins convaincantes. Playmobil et Lego, qui étaient auparavant des marques neutres, ont commencé il y a quelques années à faire des collections pour filles. Ils ont récemment tenté de se rattraper en proposant des figurines de filles scientifiques, mais ce n'est pas concluant." Quant à Barbie... La poupée aux jambes démesurées peine à convaincre de sa soudaine prise de conscience féministe. Surtout avec un ordinateur rose bonbon sous le bras. "Prenons exemple sur Barbie ingénieure informatique : dans l'album où elle apparaît, Barbie explique dès les premières pages du jeu qu'elle ne sait s'occuper que de l'environnement design du jeu, que le reste elle ne sait pas le faire."
En revanche, la marque GoldieBlox qui propose des jeux de constructions intelligents destinés aux petites filles semble sortir son épingle du jeu. "GoldieBlox a l'air d'avoir un message un peu plus clair, estime la chercheuse. Ils proposent aux filles de vrais jeux inventifs et de vrais problèmes à résoudre. Surtout, ils n'ont pas le même passif que Lego ou Barbie, et qui laisserait penser qu'ils cherchent à se racheter une conduite."
Même chose du côté de la Pennsylvanie où l'usine K'Nex, l'un des leaders des jeux de construction éducatifs propose désormais le "Mighty Makers" (les supers inventeurs), un concept exclusivement réservé aux filles "visant à leur proposer un jeu créatif et stimulant en rapport avec les STIM", explique la responsable de la marque Erica Schnebel. "Notre équipe est partie du constat que les femmes occupaient la moitié des emplois aux États-Unis, mais seulement un quart des postes dans les sciences, les technologies, l'ingénierie et les maths. L'un des moyens pour faire progresser ces chiffres, c'est de trouver le moyen de conserver l'intérêt que les filles ont pour ces sujets lorsqu'elles entrent au collège puis au lycée."
Mais malgré un ras-le-bol de plus en plus généralisé des consommateurs et la récente prise de conscience des éditeurs de jeux, le chemin est encore long pour arriver à la fin des jouets genrés. Et attendre avec impatience la fin des princesses Disney pour les petites filles et des voitures Cars pour les garçons peut sembler hautement illusoire. Car, au-delà de la question de la persistance des stéréotypes, la segmentation du marketing est aussi un argument de vente. "Aujourd'hui, une fille ne peut pas léguer son vélo Hello Kitty à son petit frère. Non seulement parce que c'est un garçon, mais aussi très probablement parce que d'ici quelques années, Hello Kitty ne sera plus à la mode. Ce marketing genré a aussi l'énorme avantage de faire périmer les objets extrêmement vite", analyse Isabelle Collet, qui affirme que le vrai progrès en matière de mixité des jeux interviendra quand les constructeurs arrêteront de cibler les filles. "Car s'adresser spécifiquement à elles, c'est d'une manière ou d'une autre renforcer les stéréotypes. Cette idée qu'il existe des jouets complètement mixtes et que chaque enfant peut jouer à ce qu'il ou elle veut du moment que ça lui plaît, sans se voir coller une étiquette de garçon manqué ou de poule mouillée, ça ce sera une énorme avancée."