Quand on évoque Joyce Carol Oates, ce sont toujours les mêmes détails qui reviennent. Oui, elle a publié une centaine d'ouvrages – romans, poèmes, nouvelles -, non cela ne l'intéresse pas d'en tenir le compte exact ni même d'en parler. Elle a frôlé deux fois le Nobel de littérature. On sait aussi qu'elle est particulièrement à l'aise sur Twitter. Elle, la réservée qui répond à vos questions en peu de mots et de longs silences, peut se montrer très volubile en seulement 140 caractères. Mais encore ? Eh bien, Joyce Carol Oates aime les animaux (particulièrement les chats), et ses romans sont aussi rugueux qu'elle est gracile, aussi intenses qu'elle est pudique. Lorsqu'on la rencontre en juillet 2017, elle est exactement comme on se l'était figurée. Menue, son visage fin entouré d'un nuage de cheveux vaporeux, elle ressemble à un oiseau effarouché. Mais ce corps léger et ce regard impénétrable inspirent illico le respect. Joyce Carol Oates est de passage à Paris pour faire la promotion de son nouveau livre, Paysage perdu (Éd. Philippe Rey). Des mémoires qu'elle a fabriquées avec des articles parus ici et là dans des journaux et des revues, mais aussi sur Internet depuis le milieu des années 80.
Elle nous explique que "raconter [ma] propre vie n'était pas un objectif au départ". Mais en 2011 après la publication de J'ai réussi à rester en vie (Éd. Points), un récit où elle s'épanchait avec lucidité sur le deuil de son époux, son éditeur lui a demandé si elle accepterait d'écrire à nouveau sur sa vie. "Mais sur la façon dont j'étais devenue écrivain et sur quelque chose de beaucoup plus large, quelque chose qui mettrait aussi en lumière l'aspect positif de mon histoire et pas seulement le chagrin", nous dit-elle. Joyce Carol Oates a donc réuni des articles qu'on lui avait commandés et les a considérablement remaniés. En préface, elle note qu'elle souhaitait "rendre compte de la façon dont [ma] vie (d'écrivain, mais pas uniquement) a été modelée dans la petite enfance, l'adolescence, et un peu au-delà". Pour les besoins du livre, elle a aussi un peu remodelé sa vie.
Car la mémoire, évidemment, joue des tours. Pas nécessairement précis, les chapitres sont "'remémorés' – avec ce que cela suppose d'incomplet, d'abrégé et de résumé". C'est ainsi que pour raconter sa petite enfance au sein de la ferme familiale, Joyce Carol Oates donne la parole à Heureux le poulet, animal auquel elle "confère une sorte de pouvoir mythologique. Il a la capacité de voir le futur, il sait où [mon] père travaille, il sait beaucoup plus de choses que [mon] moi enfant qui à ce moment-là est âgé de 4 ans". Idem lorsqu'elle évoque une amie d'enfance qui est en réalité un mélange de deux jeunes filles. Pour se réapproprier un monde à jamais disparu, l'auteure s'est appuyée sur des photos de familles mais a dû ré-imaginer des contextes. À ceux qui lui diront qu'elle a oublié des choses ou distordu des événements, elle leur dit en postface : "Je ne peux que répondre : mea culpa".
Les éléments biographiques de Joyce Carol Oates ont toujours jalonné son oeuvre. Les lieux surtout. Le lac Érié, le marais de l'Adirondacks, la ville de Carthage ou de Niagara Falls... l'État de New York où elle a grandi est souvent utilisé en toile de fonds de ses romans. Dans Paysage perdu, il n'est plus seulement un décor, il est un personnage clé. L'auteure invoque une Amérique rurale, "un temps d'inquiétude", où les enfants devaient manger ce qu'on leur servait "ou se passaient de repas". La pauvreté donc, mais aussi la violence. Les bagarres dans les bars qui pouvaient se terminer sur un meurtre, les pères qui battaient femme et enfants sans que personne n'y trouve rien à redire, les gamins qui agressaient physiquement leurs camarades à l'école. Une époque dure nous indique Joyce Carol Oates mais qui était "liée à l'ignorance et aux préjugés racistes qu'on ne nommait pas mais qui étaient omniprésents".
Mais si ces mémoires retranscrivent avec force la rudesse de l'époque et le paysage sauvage qui s'y entrelaçaient parfaitement, ce que l'on retient, c'est surtout l'amour qui a entouré Joyce Carol Oates. Elle analyse : "J'ai eu une famille qui m'a énormément soutenue et aimée. Notre foyer était comme un cercle rempli de lumière au sein duquel notre père avait un rôle très protecteur". Pour retranscrire cette période marquée par le dénuement mais au bonheur paisible, l'écrivaine est allée puiser dans le quotidien. La nourriture, les activités, les lectures, les petits boulots, les mots d'encouragement de sa grand-mère Blanche, les gestes tendres de ses parents. Elle dit très justement : "On se souvient toujours de l'extraordinaire mais on a du mal à se rappeler de l'ordinaire. Au fond, c'est toujours ce qu'il y a de plus précieux qui disparaît. Au cours d'un repas, il ne se passe pas forcément des choses extraordinaires mais il y a beaucoup d'amour qui est partagé et c'est précisément ça qu'on perd". En cela, Paysage perdu est un tour de maître. L'ordinaire y devient extraordinaire et nous ramène à notre propre existence. Aujourd'hui, on consigne ses pensées sur Twitter et ses souvenirs sur Instagram, mais on oublie de chérir le banal. Toutes ces petites choses insignifiantes qui rendent pourtant notre vie spéciale se perdront dans le flou de notre mémoire. Rien n'a réellement changé finalement.
Très présent dans Paysage perdu, le temps de l'enfance laisse ensuite place à l'adolescence puis à l'entrée dans l'âge adulte. C'est là, à l'université de Madison que Joyce Carol Oates rencontre son premier mari, Raymond J. Smith, là aussi qu'elle est confrontée de manière frontale au sexisme. Saquée par un professeur au moment de passer son master car jeune mariée à l'époque, elle retranscrit avec intensité sa honte et son étonnement. Elle commente : "À ce moment de ma vie j'ai pris conscience que je pouvais subir des discriminations en tant que femme mais cela avait peut-être était le cas à d'autres moments et je n'en avais pas eu conscience à l'époque".
Pour Joyce Carol Oates, l'écriture et le désir d'enseigner passaient avant les histoires de coeur. C'était alors les années 60, et préférer les études au mariage était une extravagance dont il ne valait mieux pas trop se vanter. Mais c'est ça aussi qui fait de l'auteure américaine une personnalité impressionnante et inspirante. Avant de devenir une femme de son temps, elle était une femme en avance sur son temps. Et ce désir d'émancipation, cette prise de conscience très précoce des rôles sociaux attribués aux femmes et aux hommes ont profondément nourri son oeuvre. De Mudwoman à Blonde en passant par Les chutes ou Les femelles, les héroïnes qui se racontent dans les romans de Joyce Carol Oates sont peu conventionnelles. Elles sont dures, froides, frôlent la folie parfois, sont ravagées par leurs émotions, sont diablement intelligentes. Des femmes dérangeantes ? Non, juste des femmes à mille lieux des personnages féminins généralement décrits dans la littérature.
On lui demande si elle a conscience d'avoir créé des héroïnes si fortes que cela nous retourne parfois l'âme et le coeur. Et la voilà qui fait la moue, laisse planer un silence étiré. "Non, je n'ai jamais eu conscience de créer des personnages féminins non conventionnels. Mais c'est sans doute parce qu'on a des attentes bien spécifiques des personnages féminins alors que les personnages masculins ont une palette de possibilités beaucoup plus large au niveau de leur personnalité. Moi j'écris des personnages sans réfléchir à leur genre", avoue l'oiseau plus tellement effarouché. Étonnante Joyce Carol Oates. Passionnante aussi, extrêmement passionnante.
Paysage perdu, de Joyce Carol Oates, Éd. Philippe Rey, 425 pages, 24 euros, sortie le 5 octobre