La femme dans le jeu vidéo, simple objet de fantasme masculin ?
Publié le 1 novembre 2014 à 10:00
Par Maxime Pilard
La récente polémique concernant l’absence de personnages féminins jouables dans le dernier « Assassin's Creed Unity », ravive les polémiques concernant la représentation des femmes à l’écran et au sein-même de cette industrie. Les choses sont-elles pourtant en train de changer ? Quatrième et dernier volet de notre série « Sexisme : y a-t-il quelque chose de pourri au royaume du jeu vidéo ? ».
La femme dans le jeu vidéo, simple objet de fantasme masculin ? La femme dans le jeu vidéo, simple objet de fantasme masculin ?© Grasshopper Manufacture - Jeu "Lollipop Chainsaw" (2012)
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Les personnages dans le jeu vidéo ne sont-ils que des guerriers musclés, soldats invincibles et gonflés de testostérone, chevaliers (ou plombier!) oeuvrant pour la libération d'une princesse en détresse ? Les femmes n'y seraient-elles représentées qu'en petite tenue, sexualisées à souhait dans le seul but de satisfaire des joueurs en grande majorité de sexe masculin ? Ceci, de même selon laquelle l'idée que les jeux vidéo rendraient violent, est l'un des lieux communs les plus répandus au sujet de l'art vidéoludique.

La polémique « Assassin’s Creed », figure émergée de l’iceberg

Ce qui est vrai, en revanche, est que les personnages jouables, la plupart du temps, des hommes. Lors de l'E3 2014, la grand-messe annuelle du jeu vidéo, l'absence de personnage féminin dans le mode multijoueur d' « Assassin's Creed » a fait réagir les foules. Et pour cause : il était possible d'incarner quatre assassins mais aucun d'entre eux n'était une femme. Ubisoft s’est alors très maladroitement justifié, arguant d'un manque de temps pour la conception d'un modèle féminin. Pour rappel, le jeu n'a eu que des personnages principaux masculins depuis son premier opus en 2007.

La vidéo montrée lors de l'E3 où les quatre assassins sont des hommes


Face à la pression médiatique, l'éditeur a finalement inclus un mois plus tard une femme jouable, Elise.

« S’attaquer à la base du problème »

Cet incident retentissant ne serait pourtant que le fruit d'une « mauvaise communication de la part d’Ubisoft » à en croire Saïda Mirzoeva, assistant Producer chez Eugen Systems. L’absence de femme dans le prochain « Assassin's Creed » est-elle donc un faux débat ?

A entendre nombre d'actrices de ce secteur, il semble que oui. Ainsi, pour Christelle* et Juliette*, responsables marketing et CRM dans une entreprise internationale leader du secteur du jeu vidéo, « il ne sert à rien de mettre des femmes juste pour mettre des femmes ». « Cela ne m’a jamais choqué si un jeu n’a pas de personnage féminin, abonde Camille Lisoir, responsable marketing pour le studio Cyanide. Je ne vois pas pourquoi on veut absolument mettre autant d’hommes que de femmes dans les jeux. C'est le scénario qui doit déterminer les personnages et non le principe d'une répartition strictement égale entre les sexes ». Une vision également partagée par Kayane, joueuse professionnelle et championne d'e-sport, le jeu vidéo en compétition : « c’est comme écrire un film, on décide si c’est un homme ou une femme en fonction du scénario ».

Il faudrait donc dédramatiser la situation, il n'empêche… Comment expliquer un tel déséquilibre ? « Ce qu’il faut, c’est s’attaquer à la base du problème et se demander pourquoi les scénaristes n’ont pas prévu de personnage féminin à la base » suggère Saïda Mirzoeva. Un problème qui, comme nous l'avons soulevé dans notre état des lieux du sexisme dans l'industrie du jeu vidéo, serait lié aux représentations discriminantes véhiculées autant par les deux sexes, mais aussi à la trop faible proportion de femmes dans la production et la conception. Résultat, il y aurait de ce fait trop peu d'héroïnes et, lorsqu'elles existent, seraient trop souvent stéréotypées.

L’identification au personnage masculin au coeur du débat

Si « Assassin's Creed Unity » a fait parler de lui jusque dans les médias traditionnels, il n'est pas le seul titre à avoir suscité l'agacement d'une partie du public.

On peut notamment citer « GTA 5 », un jeu mené par trois héros dont aucun n'est une femme. Une goutte d'eau qui fait déborder le vase pour une série qui n'a eu que des héros masculins depuis « GTA » premier du nom, en 1997. Deux points de vue s'opposent sur la question. Celui de joueuses qui, comme Sandra Mauri (chef de projet chez Ubisoft, auparavant community manager chez l'éditeur et distributeur Focus Home Interactive), n'est « pas dérangée du tout par le fait qu’on lui impose de jouer un homme ». « Je prends un jeu vidéo comme quelque chose d’artistique et de ludique » argue-t-elle, même si elle avoue que « dans l’univers de GTA, ce serait intéressant d’avoir une héroïne qui puisse aussi conquérir la ville et ce, plutôt d’avoir que des femmes se contentant de se balader sur le trottoir ».

Trévor, Franklin et Michael, les trois héros de GTA 5


À cette vision s’oppose celle des joueuses lassées d’être obligées d’incarner des hommes. « J’ai décroché au bout de quelques heures car je n’arrivais pas à m’y identifier. En tant que femme, l’implication est nulle » regrette Saïda Mirzoeva, même si elle reconnaît que Rockstar, le studio à l’origine du jeu, fait quelques efforts avec « des personnages sympa dans ‘Red Dead Redemption’ (également créé par Rockstar) ou cette extension de ‘GTA 4’ où il n'y a pas que des hétérosexuels ».

« On se demande alors si nous aussi, on n’a pas une place dans ce panthéon des héros »

Il n'est pas évident, en effet, de s'identifier à un héros du sexe opposé. Si les femmes ont dû s'adapter du fait du peu de jeux proposant une héroïne, il semble bien qu'une part des hommes soient réticents à jouer une femme. Pour Christelle* et Juliette*, il est clair que beaucoup de fans d' « Assassin's Creed » provoqueraient un tollé à l'idée d'incarner une assassine.

Pour Saïda Mirzoeva néanmoins, la situation n'aurait que trop duré : « Toute ma vie j’ai essayé de faire preuve d'empathie. Nous, filles, on a toujours lu des BD avec, la plupart du temps, des héros masculin, on a toujours essayé de compatir à leurs problèmes, de nous investir dans leurs histoires. Et au bout d’un moment, ça fatigue. On se demande si nous aussi, on n’aurait pas droit à une place dans ce panthéon des héros ».

Et de continuer : « Certes, il y en a des héroïnes de jeu vidéo. Mais on nous cite les mêmes tout le temps ! Faith de 'Mirror’s Edge', Lara Croft de 'Tomb Raider', Bayonetta, etc. Elles sont bien peu par rapport aux héros masculins. Les femmes veulent aussi davantage de personnages réalistes. Qu’elles soient en bikini avec une forte poitrine ne me dérange pas. On veut juste de la qualité d’écriture et des personnages profonds et complexes. »

Bayonetta, héroïne du jeu éponyme

Les femmes elles-aussi influencées par les stéréotypes

Ces revendications sont heureusement loin d'être utopiques. Tout d'abord grâce aux RPG (jeux de rôle, Ndr), qu'ils soient en ligne ou non. Ce type de jeu est historiquement très progressiste puisqu'il propose au joueur de créer un avatar en choisissant son sexe et son apparence.

Malgré cela, les blocages restent forts et même les femmes sont influencées par les stéréotypes. Christelle* nous confiait ainsi qu'adolescente, elle jouait à « Baldur's Gate », un célèbre RPG paru en 1998, et choisissait une fille pour devenir voleuse, persuadée que cette classe était réservée à la gent féminine étant donné « la finesse et la délicatesse requises ». Or, lesdites classes n'ont en réalité jamais été limitées par le sexe.

BioWare, Quantic Dream, Crystal Dynamics…: ces studios progressistes

Autre lueur d'espoir : la créativité revendiquée par un nombre croissant de développeurs. Ces derniers n'hésitent plus à élaborer des personnage principaux « qui se démarquent des standards habituels », note Marion Coville, doctorante en études culturelles sur la question de la représentation des femmes dans les jeux vidéo.

Le « Tomb Raider » de Crystal Dynamics (2013) montre par exemple une Lara Croft à la personnalité bien plus travaillée, et physiquement moins stéréotypée que dans les épisodes précédents, où elle arborait une forte poitrine et des vêtements suggestifs. « Je ne sais pas si c’est représentatif d'une tendance, mais c’est en tout cas un vrai pas en avant » se félicite Saïda Mirzoeva.

Lara Croft dans « Tomb Raider 3 » (1998) et dans « Tom Raider » (2013)

Kayane tempère néanmoins et a beau jeu de remarquer que le visage de Lara Croft « reste parfait même après qu'elle se soit roulée dans la boue ». Pour la championne, par contre, « Beyond Two Souls » est LA véritable révolution : « il est le seul jeu réaliste où le personnage féminin est juste ».

Autre studio à la pointe du progrès : BioWare, dont les RPG (« Dragon Age », « Mass Effect », « Star Wars : The Old Republic »...) se démarquent par leur proactivité en termes de diversité et d'image de la femme, notamment avec des personnages complexes et la possibilité de nouer des relations homosexuelles. Globalement, « il y a de réels efforts qui sont faits au-delà des maladresses des éditeurs », se plaît à remarquer Kayane.

La possibilité de nouer des relations homosexuelles dans « Mass Effect », une réelle nouveauté

« On attend que les gros studios montrent l’exemple »

Des exemples que les studios les plus importants seraient bien inspirés de suivre, estime Saïda Mirzoeva. « Ils sont quand même capables de mieux faire. À l'instar de Rockstar (avec sa série GTA notamment, Ndr), forts de leurs énormes moyens et de leur exposition médiatique, on attend qu’ils montrent enfin l’exemple ».

Il reste tout de même un problème de taille : la prédominance masculine dans les studios de développement ainsi que chez les éditeurs, ce qui aboutit à la conception de jeux par des hommes et pour des hommes. « Ça plaît énormément aux développeurs d’avoir des héroïnes dans leurs jeux », observe Camille Lisoir. « C’est vrai que certaines ne sont pas toujours très habillées. C’est peut-être dû au fait que les développeurs veulent “se faire plaisir” lors de la conception ».

Des personnages féminins pour assouvir les fantasmes des joueurs et développeurs

« Se faire plaisir » : c'est justement ce que dénonce la blogueuse Anita Sarkeesian, qui considère que la femme est par trop souvent employée dans le jeu vidéo afin d'assouvir les fantasmes, avoués ou non, des hommes. Des femmes-objet, en somme. Prostituées dans « GTA » qui restaurent la vie du héros après une passe, scènes de voyeurisme dans « Hitman : Absolution », récompense pour avoir attaché une femme sur les rails d'une voie ferrée puis la regarder se faire écraser dans « Red Dead Redemption »... tout ceci, selon la blogueuse, serait autant de preuves manifestes d'un sexisme sans vergogne.

Un des fameux défi de « Red Dead Redemption » : attacher une femme à des rails et regarder le train passer dessus

La clé pour éviter ces représentations souvent dégradantes serait une plus grande féminisation de l'industrie vidéoludique. « Ce qui me fait peur à chaque fois qu’un éditeur prend un personnage féminin, c’est que ça tombe trop dans le ‘gnangnan’, le niais, parce qu’ils se font une idée de la femme totalement réductrice » confie une Kayane néanmoins optimiste. Pour elle, pas de doute, ce ne serait plus « qu'une question de temps » avant que le milieu se féminise davantage.

Surmonter un débat qui se caricature lui-même

Les évolutions sont déjà là. « La princesse en détresse (de la série des « Zelda » notamment, Ndr) sait désormais se battre et a du caractère » note la gameuse professionnelle, y décelant la preuve que « le machisme a beaucoup diminué dans l'industrie du jeu vidéo ».

Midona, la très combative princesse de « The Legend of Zelda : Twilight Princess » (2006)

Quel avenir pour la suite ? Outre promouvoir la présence de femmes dans la conception des jeux vidéo, peut-être faudrait-il songer à débattre désormais de manière apaisée ? « Les féministes sont trop féministes, les misogynes sont trop misogynes » regrette Camille Lisoir, de même que Kayane qui estime que « les positions féministes sont parfois extrêmes, ce qui décrédibilise leur discours ». Et donc de débattre « IRL », dans la vraie vie, autour d'une table, au lieu de laisser un écran faciliter la surenchère et les caricatures.

* Ces professionnelles souhaitant conserver l'anonymat, nous avons utilisé des pseudonymes.

Relire le troisième volet : Le jeu vidéo, une industrie antiféministe ? Qu'en dit la profession…

Relire le deuxième volet : Jeux vidéo : les femmes, des joueurs comme les autres ?

Relire le premier volet : Sexisme : y a-t-il quelque chose de pourri au royaume du jeu vidéo ?

Mots clés
Société jeux vidéo
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