« Les cheveux sont la gloire d’une femme noire, une gloire que l’on partage avec notre famille », clamait la poétesse et militante afro-américaine récemment disparue, Maya Angelou. Qu'aurait-elle, dès lors, pensé de cette polémique concernant Blue Ivy, la fille de Beyoncé et de Jay-Z, l'un des couples les plus influents du show-biz outre-Atlantique ? Ainsi, nombre d'internautes déplorent ouvertement, depuis deux semaines, de ne rien trouver de glorieux sur la tête de la fillette âgée de deux ans. « Trop entremêlés », « apparence de mouton », « enfant maltraité », les attaques fusent et sont d'une dureté indéniable. En cause, le fait que Jay-Z et Beyoncé laissent les cheveux de leur fille au naturel sans soins capillaires. Ce qui confère à Blue Ivy, nombreuses photos de paparazzi à l'appui, une chevelure un peu désordonnée… comme la plupart des enfants de son âge.
Les cheveux crépus et si peu peignés de l'enfant star ? Un laisser-aller inacceptable pour Jasmine Toliver qui a lancé une pétition sur change.org, le 9 juin dernier, afin d'alerter les parents de la fillette. « Peignez-lui les cheveux », revendique-t-elle dans sa tribune. Un appel qui trouve un écho immédiat puisqu'en une semaine seulement, la barre symbolique des 5000 signatures est atteinte. Un succès qui surprend en premier l'auteur de la pétition, dont on sait finalement peu de choses, exceptée qu'elle-même est afro-américaine et vit à Brooklyn. Manifestement dépassée par l'engouement populaire et médiatique autour de sa pétition, Jasmine Toliver a depuis plaidé la blague sans pour autant se renier sur le fond.
why blue ivy got her nails done but not her hair.. confused
— DONMONIQUE (@DONMON1QUE) February 12, 2014
(« Pourquoi les ongles de Blue Ivy sont faits et pas ses cheveux? Je suis confuse », Ndr)
"Blue Ivy's hair looking like straight up mold"- Anon pic.twitter.com/ODpWHeyf0R
— Stan Shade Spells (@StanReads) June 11, 2014
( « Les cheveux de Blue Ivy, on dirait de la pure moisissure », Ndr)
blue ivy hair been looking like the crumbs at the bottom of KFC Buckets and beyonce dropping albums smh
— alpo (@kxngtae) December 13, 2013
(« Les cheveux de Blue Ivy ressemblent aux miettes du fond des sceaux de KFC et pendant ce temps, Beyoncé sort des albums pffff stupide », Ndr)
A la télé, éditorialistes et présentateurs de tout poil, n'ont pas manqué de disserter sur cette brûlante question, suscitant le plus souvent de vifs débats sur leurs plateaux. « Vous savez quoi ? Cette enfant n’a que 2 ans ! Est-ce que cette femme sait quelque chose des cheveux d’Ivy ? Non, […] à moins qu’elle les ait touchés ! », s’insurge ainsi Whoopi Goldberg dans l'émission « The View » le 17 juin.
Deux ans ou pas, les promoteurs de la pétition n'en ont cure, car c’est surtout l’image médiatique de la fillette qui importe à leurs yeux. Car, à les entendre, Blue Ivy ne peut être considérée comme une enfant ordinaire. Beyoncé et Jay-Z sont « l'équivalent de Kate et William, de véritables têtes couronnées pour la communauté afro-américaine », souligne ainsi Sebastian Danchin, écrivain et grand connaisseur de la musique noire aux Etats-Unis.
Ce dernier, auteur notamment d'une Encyclopédie du Rhythm & Blues et de la Soul (Fayard, 2002), se dit donc peu étonné par l'ampleur de cette polémique ; controverse d'autant plus violente que, pendant des années, certains ont pu reprocher à Beyoncé de ne jamais arborer une coiffure afro ou de laisser ses cheveux au naturel, optant davantage pour le style caucasien avec lissage, tissage et perruque. Le débat – qui franchit allègrement la frontière de la vie privée – rappelle donc avec force la grande confusion qui règne encore au sujet de ces codes d’apparence. « Le malaise de l’héritage africain demeure toujours aussi vivace », constate Sebastian Danchin.
Difficile de comprendre pourquoi cette prétendue négligence capillaire suscite autant de commentaires sans se référer à l'histoire culturelle et politique de la communauté afro-américaine. Comment nier ici l'aspect racial de la question ? Blue Ivy est une petite fille de deux ans, mais elle est noire et sa chevelure est censée en dire long sur les convictions de ses parents. A l’image de l’afro d’Angela Davis, la célèbre militante des Black Panthers, depuis les années 1960, garder ses cheveux crépus demeure une marque d’indépendance vis-à-vis des canons esthétiques propres aux Wasp (« white anglo-saxon protestant », Ndlr), un acte politique fort.
Wow. Afro-American radical Angela Davis at 2014 Sisters Inside conference in Bne http://t.co/NwWM0svvXe @DebKilroy pic.twitter.com/mMNRPveVCT
— Stefan Armbruster (@StefArmbruster) June 20, 2014
Cinquante ans plus tard, ce mouvement, surnommé « nappy » (contraction des mots natural et happy, Ndlr) revient en force. « Etre "nappy", c’est la joie de reconnaître son héritage africain et la liberté de dire », comme le chante India Arie dans son titre « I’m not my hair ».
La crise du cheveu « nappy » : entre fierté et honte chez les Afros
Malgré cela et l'affaire « Blue Ivy » en atteste, aux yeux des pétitionnaires, une telle posture esthético-politique ne peut s'affranchir totalement des codes en vigueur, au risque d'être contre-productif et de donner une image négative des Noirs américains. Des cheveux crépus non peignés ? Une « coupe d'esclave », tacle la plupart. Ainsi, même laissées au naturel, les coiffures des fillettes noires doivent apparaître, selon eux, propres et soignées pour se conformer à une féminité « appropriée ». Cheveux naturels « sales », « indisciplinés », la publicité – destinée à vendre des produits capillaires pour la communauté noire – ne dit aps autre chose, fait rarement dans la nuance. Des décennies que l'on explique ainsi aux femmes noires que, pour survivre en société, elles doivent « rentrer dans la norme » à grand renfort de défrisage, tissages et autres « solutions miracles ».
L'actualité a pourtant ceci de savoureux que l'actrice Lupita Nyong'o, oscarisée pour sa prestation dans le film « Twelve Years a Slave » de Steve McQueen, a été récemment élue, par le magazine People, femme la plus belle du monde. Comme quoi, la coupe nappy n'est pas si repoussante que ça…
Or, pour Sebastian Danchin, si « les cheveux de Blue Ivy sont clairement un enjeu politique », ce dernier est circonscrit à la communauté noire aux Etats-Unis : « Les autres franges de la société américaine n'y comprennent pas grand-chose et en l'état, font preuve d'une grande indifférence à ce sujet. » Professeur à l'université d'Ohio, le Français Jean-François Fourny abonde dans ce sens, remarquant, d'ailleurs, que c'est la pilosité en général – de la barbe à la chevelure en passant par les poils pubiens – qui fait débat chez l'oncle Sam. Ainsi, s'amuse-t-il à remarquer que « pour la US Army, une innocente coiffure, comme les dreadlocks, peut compromettre la sécurité nationale » (allusion faite, ici, au nouveau règlement, en cours depuis avril 2014, qui interdit aux jeunes femmes noires d'avoir des tresses, des dreadlocks ou une afro sur la tête ndlr)
D’après le créateur d’un blog américain de produits capillaires – qui a préféré garder l’anonymat tant, dit-il, le sujet est explosif –, la pétition lancée par l’internaute américaine s'apparente à un procès insidieux fait à l'égard de Beyoncé. « En général, ce type de critiques est adressé aux femmes blanches, mères d'enfants métis et qui n'auraient donc pas appris à s'occuper des cheveux de leurs enfants », analyse-t-il. Ainsi, Jasmine Toliver laisserait entendre en filigrane que la star de R&B ne se comporterait pas comme une vraie femme noire. A entendre cela, on ne peut s'empêcher de rêver au jour où les cheveux crépus, peignés ou non, cesseront de susciter une controverse. Ne serait-ce pas là le vrai Black Power ?
Priscillia Mudiaki