Dans la mythologie grecque, le jeune Narcisse, très beau et imbu de sa personne, tombe un jour nez à nez avec son reflet dans l'eau d'une fontaine. Subjugué par sa propre beauté, il se contemple durant des jours et finit par en mourir, désespéré de ne pouvoir rattraper sa propre image. Si ce mythe vous semble avoir une résonnance très moderne, c'est peut-être parce qu'en 2015, il y a eu plus de morts à cause de selfies qu'à cause de requins, d'après une étude de Mashable.
Cet autoportrait destiné aux réseaux sociaux, désigné "mot de l'année 2013" par le dictionnaire Oxford, est devenu le moyen d'expression –et surtout d'exhibition- favori de notre société. Car le but de cette mise en scène hyper-contrôlée de son image est simple : se montrer et plaire.
Dans la guerre de popularité qu'on se livre à grands coups de "likes", le selfie n'est rien de plus qu'un carburant, censé faire grossir notre cote. Et cela a ouvert la porte à de nombreuses dérives : dans une tentative désespérée de faire gonfler son ego en même temps que son nombre d'abonnés Instagram, on a commencé à prendre des clichés de plus en plus dangereux et audacieux. Résultat : l'Independent vient de publier la liste des pays où les selfies ont été les plus meurtriers, et c'est aussi effrayant qu'absurde.
Le selfie, emblème du XXIème siècle et de ses maux, est symptomatique du culte de l'image et de l'invidualité qui caractérisent notre époque. Mais surtout, "c'est révélateur d'une forme d'exhibitionnisme dans notre société", analyse pour 20min Michaël Stora, psychologue et fondateur de l'Observatoires des mondes numériques en sciences humaines. "Il faut sans cesse montrer que l'on existe et que notre vie est passionnante". Le but est de réaliser le cliché le plus spectaculaire possible, afin de sortir de la masse des anonymes et faire un buzz. Mais à force de jouer avec le feu, on s'y brûle : 127 personnes sont décédées à cause d'un selfie en 2014 d'après les chercheurs de l'Université de Carnegie Mellon.
Ces derniers ont mené une étude sur les "killfies", ces selfies meurtriers qui se voulaient extraordinaires, et ils ont constaté que c'était l'Inde qui détenait le triste record du pays où les selfies sont les plus dangereux : plus de la moitié des victimes enregistrées par l'Université de Carnegie Mellon pour 2014 y sont mortes (76, très exactement). Face à cela, la police de Mumbai a instauré 16 zones "anti-selfie" dans la ville afin de limiter les accidents graves ou mortels, tandis qu'en Russie, le gouvernement a décidé de faire de la "prévention selfie"comme on ferait de la prévention routière, avec des slogans comme "Un selfie cool peut vous coûter la vie !"
Selon les chercheurs, c'est un phénomène qui touche surtout les jeunes, plus avides de popularité et plus prompts à se lancer dans des acrobaties que leurs aînés : ainsi, 80% des victimes étaient des jeunes de moins de 24 ans. La première cause de ces décès sont les chutes fatales depuis des points en hauteur, où les victimes essayaient de se prendre la vue.
Pour ne citer que les exemples les plus tristement célèbres, on peut parler de la touriste japonaise de 66 ans qui est morte en tombant dans les escaliers du Taj Mahal alors qu'elle prenait un selfie, du couple de Polonais qui a chuté dans le vide du haut de la falaise de Cabo da Roca parce qu'ils avaient dépassé les barrières de sécurité pour se prendre devant un paysage plus spectaculaire, ou bien alors de la jeune Russe de 17 ans, dont la dernière image est un selfie tout sourire du haut d'un pont de 9m - pris quelques secondes avant qu'elle ne perdre l'équilibre et meure électrocutée en se raccrochant à un câble.