Société
Qui était Margarete Schütte-Lihotzky, pionnière des cuisines modernes et voix féministe ?
Publié le 17 mars 2021 à 18:49
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Architecte autrichienne surdouée, pionnière des cuisines modernes, activiste communiste et anti-nazis... Margarete Schütte-Lihotzky, qui mourût centenaire, fut bien des choses. Aujourd'hui, c'est sa détermination féministe qui est d'autant plus saluée.
Margarete Schütte-Lihotzky, pionnière viennoise des cuisines modernes et femme de convictions. Margarete Schütte-Lihotzky, pionnière viennoise des cuisines modernes et femme de convictions.© Molden - Morna Honcastle
La suite après la publicité

Son nom vous est peut être inconnu et pourtant, Margarete Schütte-Lihotzky a beaucoup compté pour la société autrichienne, et la vie de ses citoyennes. Voire même, pour la vie des femmes tout court. Croyez-le ou non, mais c'est dans la cuisine que l'architecte a envisagé sa révolution.

Cuisine et féminité ont toujours suscité les raccourcis les plus malencontreux. Au mieux, on pense aux fiches cuisine des magazines féminins de nos mamans, au pire, aux éternelles blagues de machos cantonnant "mémère" à ses marmites. Pourtant, des oeuvres comme Julie & Julia, le film de Nora Ephron, nous rappellent que certains destins de femmes parviennent à transcender ce lieu de l'intime, pour en faire un éventuel terreau féministe.

Et Margarete Schütte-Lihotzky est justement de ces destinées. Cette architecte autrichienne est l'inventrice des cuisines modernes. Seule membre féminine du mouvement d'avant-garde artistique (et école d'arts appliqués révolutionnaire) Bauhaus, elle a effectivement imaginé la fameuse cuisine de Francfort, modèle matriciel censé faciliter au cours des années 20 la vie des cuisinières, et notamment des femmes au foyer.

Une invention si notable qu'elle fait aujourd'hui l'objet de bien des hommages et expositions. L'an dernier encore, une rétrospective était organisée au prestigieux MoMa pour célébrer le design de ces cuisines venues de Francfort. L'occasion de réhabiliter une figure féminine qui ne se limitait pas qu'aux plans et fourneaux.

La cuisine de Francfort, une révolution

C'est plus précisément en 1927 que Margarete Schütte-Lihotzky met en place la fameuse cuisine de Francfort, afin de répondre à des demandes d'équipements au sein des logements sociaux de la ville. L'idée de cette jeune architecte et bourgeoise, la première étudiante de son pays diplômée en architecture soit dit en passant (puisque première étudiante diplômée de l'université des arts appliqués de Vienne), était alors de venir en aide aux familles plus démunies. Et notamment de simplifier le quotidien des femmes au foyer ordinaires, le plus souvent mères.

Pour ce faire, l'architecte a décidé de baser ses plans sur les déplacements de celles qui ont l'habitude de faire mijoter des plats. C'est-à-dire ? Rapprocher des tiroirs, élever des placards à hauteur de tête, aligner poignées et espaces de rangement à portée de mains, repenser le positionnement des éclairages, des plaques de cuisson, de l'aération. En somme, ce n'est plus la femme au foyer qui doit s'adapter à la cuisine, mais la cuisine qui s'adapte à elle. Avec la "Frankfurt Kitchen", Schütte-Lihotzky vient de créer la base des cuisines intégrées.

Bien utile pour économiser temps et efforts au sein d'une société où produits surgelés et supermarchés n'ont pas encore droit de cité. Depuis, on n'a cessé de vanter la modernité de ce design reproduit par milliers dans le Francfort des années 30. Dans les magazines, les rétrospectives, mais aussi les galeries et expos. Comme si Margarete Schütte-Lihotzky avait érigé la cuisine (non pas la pratique, mais le lieu) en art à part entière.

Bien sûr, le temps passant, certaines paroles tiennent cependant à modérer ces louanges, pointant du doigt la facette très peu "confort" de ce côté "fonctionnel à tout prix". "On n'imaginerait pas cuire son dîner dans un endroit aménagé de bric et de broc. Hélas, dans la France d'après 1945, cette conception rationnelle a longtemps servi de prétexte pour diminuer la surface des cuisines dans les appartements neufs", tacle par exemple Télérama.

Il n'empêche, puisqu'elle accorde une attention particulière aux ménagères, d'aucuns voient en cette cuisine la preuve flagrante du féminisme de son instigatrice. "Margarete Schütte-Lihotzky bâtissait pour les 'exploitées' avec la ferme conviction que l'individu peut transformer le monde, en s'intéressant plus particulièrement à l'espace des femmes et des enfants", rappelle ainsi Le Monde. Ou quand la cuisine devient un totem politique.

Biographie de Margarete Schütte-Lihotzky, pionnière des cuisines modernes et activiste. © Editions Molden
Une objecteuse de conscience

Un féminisme loué à la simple évocation de son parcours. Voix féminine au sein d'un mouvement d'avant-garde fonctionnaliste majoritairement masculin, brillante étudiante bousculant par sa détermination la société autrichienne du début du 20e siècle, créatrice alignant les commandes au service de nombreux pays (elle ira jusqu'à bosser pour la Chine de Mao !) et de milliers de familles anonymes... Une sacrée trajectoire.

Les familles, notre héroïne s'en préoccupe d'ailleurs beaucoup. Ainsi imagine-t-elle dès les années 20 des espaces verdoyants sur lesquels pourraient s'amuser les enfants, endroits ludiques et sécurisés à proximité des parents. Elle appellera ces bien familiers espaces : les jardins d'enfants. Ou Kindergarten. Pour le média spécialisé Metalocus, ce sont ces jardins, et plus encore son apport au développement du logement social et des infrastructures pédagogiques, qui font de Margarete Schütte-Lihotzky un grand nom de "l'architecture sociale".

Biographie de Margarete Schütte-Lihotzky, pionnière des cuisines modernes et activiste. © Residenz Verlag

Mais Schütte-Lihotzky n'aura pas comme seule postérité ces évocations architecturales. Cette enfant de la fin du 19e siècle, décédée à 102 ans (excusez du peu), restera également dans les mémoires comme une franche dénonciatrice du nazisme – et de ses vestiges, comme l'explique ce portrait du magazine The Wire. Communiste revendiquée, elle entre dans la Résistance dès 1940. En 1941, elle est arrêtée par la Gestapo.

Condamnée à quinze ans de prison, elle sera libérée cinq ans plus tard. Mais, dixit Médiapart, c'est bien vingt ans plus tôt que sa lutte contre le nazisme a débuté, lorsqu'elle s'est engagée dans le Bauhaus, dissous en 1933 par les nazis, qui voyaient là un "art dégénéré". Des décennies durant, son indignation ne cessera de s'accroitre. En 1988, la pionnière refuse d'être honorée par le président de la fédération autrichienne Kurt Waldheim. Pourquoi ? Pour dénoncer l'appartenance passée de ce dernier à des organisations nazies.

Une femme de convictions donc. En ce sens, Médiapart nous renvoie à cette phrase de la principale concernée, décochée au début des années 50 à l'adresse des citoyennes autrichiennes : "Planifier et construire, femmes cela vous concerne. Nous formons la plus grande partie de la population et pourrions exercer une influence bien plus grande. Il suffit que nous prenions conscience de notre force".

Pour Schütte-Lihotzky, qu'importe le lieu, cette force pouvait ébranler les murs.

Mots clés
Société News essentielles Portraits Femmes engagées femmes international feminisme
Sur le même thème
"Ma mère était féministe et dans mes films, je veux donner aux femmes leur revanche", se réjouit la grande Julie Delpy play_circle
Culture
"Ma mère était féministe et dans mes films, je veux donner aux femmes leur revanche", se réjouit la grande Julie Delpy
17 septembre 2024
Pour Karin Viard, Michel Blanc était un homme "très féministe" ! (et Lio le confirme) play_circle
Culture
Pour Karin Viard, Michel Blanc était un homme "très féministe" ! (et Lio le confirme)
7 octobre 2024
Les articles similaires
"Parler de l'assassinat de Marie Trintignant, c'était pas assez glamour !", tacle Lio, féministe et fière de l'être play_circle
Société
"Parler de l'assassinat de Marie Trintignant, c'était pas assez glamour !", tacle Lio, féministe et fière de l'être
6 juin 2024
Procès de Mazan : cette expression féministe qu'emploie Sandrine Rousseau est nécessaire pour comprendre l'affaire Pélicot play_circle
Société
Procès de Mazan : cette expression féministe qu'emploie Sandrine Rousseau est nécessaire pour comprendre l'affaire Pélicot
23 septembre 2024
"Nous courrons toutes un vrai danger" : les féministes dénoncent la menace que fait peser l'extrême droite sur les droits des femmes play_circle
Société
"Nous courrons toutes un vrai danger" : les féministes dénoncent la menace que fait peser l'extrême droite sur les droits des femmes
17 juin 2024
Dernières actualités
Lindsay Lohan méconnaissable et en bonne santé, ses fans attribuent le mérite à son mari play_circle
people
Lindsay Lohan méconnaissable et en bonne santé, ses fans attribuent le mérite à son mari
20 novembre 2024
Pour Noël, ce sex symbol des années 90 fait son retour sur nos écrans play_circle
television
Pour Noël, ce sex symbol des années 90 fait son retour sur nos écrans
20 novembre 2024
Dernières news