Son nom vous est peut être inconnu et pourtant, Margarete Schütte-Lihotzky a beaucoup compté pour la société autrichienne, et la vie de ses citoyennes. Voire même, pour la vie des femmes tout court. Croyez-le ou non, mais c'est dans la cuisine que l'architecte a envisagé sa révolution.
Cuisine et féminité ont toujours suscité les raccourcis les plus malencontreux. Au mieux, on pense aux fiches cuisine des magazines féminins de nos mamans, au pire, aux éternelles blagues de machos cantonnant "mémère" à ses marmites. Pourtant, des oeuvres comme Julie & Julia, le film de Nora Ephron, nous rappellent que certains destins de femmes parviennent à transcender ce lieu de l'intime, pour en faire un éventuel terreau féministe.
Et Margarete Schütte-Lihotzky est justement de ces destinées. Cette architecte autrichienne est l'inventrice des cuisines modernes. Seule membre féminine du mouvement d'avant-garde artistique (et école d'arts appliqués révolutionnaire) Bauhaus, elle a effectivement imaginé la fameuse cuisine de Francfort, modèle matriciel censé faciliter au cours des années 20 la vie des cuisinières, et notamment des femmes au foyer.
Une invention si notable qu'elle fait aujourd'hui l'objet de bien des hommages et expositions. L'an dernier encore, une rétrospective était organisée au prestigieux MoMa pour célébrer le design de ces cuisines venues de Francfort. L'occasion de réhabiliter une figure féminine qui ne se limitait pas qu'aux plans et fourneaux.
C'est plus précisément en 1927 que Margarete Schütte-Lihotzky met en place la fameuse cuisine de Francfort, afin de répondre à des demandes d'équipements au sein des logements sociaux de la ville. L'idée de cette jeune architecte et bourgeoise, la première étudiante de son pays diplômée en architecture soit dit en passant (puisque première étudiante diplômée de l'université des arts appliqués de Vienne), était alors de venir en aide aux familles plus démunies. Et notamment de simplifier le quotidien des femmes au foyer ordinaires, le plus souvent mères.
Pour ce faire, l'architecte a décidé de baser ses plans sur les déplacements de celles qui ont l'habitude de faire mijoter des plats. C'est-à-dire ? Rapprocher des tiroirs, élever des placards à hauteur de tête, aligner poignées et espaces de rangement à portée de mains, repenser le positionnement des éclairages, des plaques de cuisson, de l'aération. En somme, ce n'est plus la femme au foyer qui doit s'adapter à la cuisine, mais la cuisine qui s'adapte à elle. Avec la "Frankfurt Kitchen", Schütte-Lihotzky vient de créer la base des cuisines intégrées.
Bien utile pour économiser temps et efforts au sein d'une société où produits surgelés et supermarchés n'ont pas encore droit de cité. Depuis, on n'a cessé de vanter la modernité de ce design reproduit par milliers dans le Francfort des années 30. Dans les magazines, les rétrospectives, mais aussi les galeries et expos. Comme si Margarete Schütte-Lihotzky avait érigé la cuisine (non pas la pratique, mais le lieu) en art à part entière.
Bien sûr, le temps passant, certaines paroles tiennent cependant à modérer ces louanges, pointant du doigt la facette très peu "confort" de ce côté "fonctionnel à tout prix". "On n'imaginerait pas cuire son dîner dans un endroit aménagé de bric et de broc. Hélas, dans la France d'après 1945, cette conception rationnelle a longtemps servi de prétexte pour diminuer la surface des cuisines dans les appartements neufs", tacle par exemple Télérama.
Il n'empêche, puisqu'elle accorde une attention particulière aux ménagères, d'aucuns voient en cette cuisine la preuve flagrante du féminisme de son instigatrice. "Margarete Schütte-Lihotzky bâtissait pour les 'exploitées' avec la ferme conviction que l'individu peut transformer le monde, en s'intéressant plus particulièrement à l'espace des femmes et des enfants", rappelle ainsi Le Monde. Ou quand la cuisine devient un totem politique.
Un féminisme loué à la simple évocation de son parcours. Voix féminine au sein d'un mouvement d'avant-garde fonctionnaliste majoritairement masculin, brillante étudiante bousculant par sa détermination la société autrichienne du début du 20e siècle, créatrice alignant les commandes au service de nombreux pays (elle ira jusqu'à bosser pour la Chine de Mao !) et de milliers de familles anonymes... Une sacrée trajectoire.
Les familles, notre héroïne s'en préoccupe d'ailleurs beaucoup. Ainsi imagine-t-elle dès les années 20 des espaces verdoyants sur lesquels pourraient s'amuser les enfants, endroits ludiques et sécurisés à proximité des parents. Elle appellera ces bien familiers espaces : les jardins d'enfants. Ou Kindergarten. Pour le média spécialisé Metalocus, ce sont ces jardins, et plus encore son apport au développement du logement social et des infrastructures pédagogiques, qui font de Margarete Schütte-Lihotzky un grand nom de "l'architecture sociale".
Mais Schütte-Lihotzky n'aura pas comme seule postérité ces évocations architecturales. Cette enfant de la fin du 19e siècle, décédée à 102 ans (excusez du peu), restera également dans les mémoires comme une franche dénonciatrice du nazisme – et de ses vestiges, comme l'explique ce portrait du magazine The Wire. Communiste revendiquée, elle entre dans la Résistance dès 1940. En 1941, elle est arrêtée par la Gestapo.
Condamnée à quinze ans de prison, elle sera libérée cinq ans plus tard. Mais, dixit Médiapart, c'est bien vingt ans plus tôt que sa lutte contre le nazisme a débuté, lorsqu'elle s'est engagée dans le Bauhaus, dissous en 1933 par les nazis, qui voyaient là un "art dégénéré". Des décennies durant, son indignation ne cessera de s'accroitre. En 1988, la pionnière refuse d'être honorée par le président de la fédération autrichienne Kurt Waldheim. Pourquoi ? Pour dénoncer l'appartenance passée de ce dernier à des organisations nazies.
Une femme de convictions donc. En ce sens, Médiapart nous renvoie à cette phrase de la principale concernée, décochée au début des années 50 à l'adresse des citoyennes autrichiennes : "Planifier et construire, femmes cela vous concerne. Nous formons la plus grande partie de la population et pourrions exercer une influence bien plus grande. Il suffit que nous prenions conscience de notre force".
Pour Schütte-Lihotzky, qu'importe le lieu, cette force pouvait ébranler les murs.