On pourrait volontiers sortir la bouteille de champagne. Car cette année, le prestigieux Prix Nobel s'est décliné au féminin. Prix Nobel de chimie pour la Française Emmanuelle Charpentier et l'Américaine Jennifer Doudna, mais aussi Prix Nobel de physique décerné à l'astronome américaine Andrea M. Ghez. Des récompenses qui, en célébrant le génie de ces chercheuses, tendent à rectifier le tir : en finir une bonne fois pour toutes avec "l'effet Matilda", c'est-à-dire l'invisibilisation des femmes dans le domaine des sciences et de la recherche.
Si les généticiennes Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna sont spécialistes en gènes humaines, Andrea Ghez, quant à elle, a consacré une bonne partie de sa vie à l'étude des trous noirs. Mais passée la joie de voir ces esprits couronnés par l'institution, force est de constater que ces personnalités font figure de raretés dans l'histoire du Nobel. Andrea Ghez, par exemple, n'est que la quatrième femme lauréate du prix Nobel de physique.
Dans sa catégorie, moins de 2% de femmes ont été primées, comme le rappelle TV5 Monde l'espace d'un édifiant panorama. Alors, faut-il voir ce cru 2020 comme une (r)évolution féministe ? Ou comme le rappel d'une mise au ban systémique ? C'est l'heure du bilan pour le Nobel.
Spoiler alert : les chiffres ne laissent guère de place au suspens. Depuis sa création en 1901, l'Académie Nobel n'a compté que 5% de lauréates. Sur un nom total de lauréats (950) depuis la création des Prix Nobel en 1901, on compte 896 hommes pour... 54 femmes.
Et dans la catégorie Chimie, les inspirantes Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna rejoignent donc un (très) petit comité historique, simplement constitué de Marie Curie et sa fille Irène Joliot-Curie, Dorothy Crowfoot Hodgkin, Ada Yonath et Frances Arnold. Mais si Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna étaient des hommes, elles marcheraient a contrario sur les pas de 183 prédécesseurs. Oui, l'écart est vertigineux à ce point.
On s'en doute un peu, cet écart-là se retrouve au sein-même des comités suédois et norvégiens, là où le Nobel s'énonce. Dans ses comités, il est courant que les hommes soient deux, voire trois ou quatre fois plus nombreux que les femmes. Deux femmes seulement sur onze membres pour le comité du Nobel de l'économie, trois femmes sur dix pour celui de chimie, quatre femmes sur 18 pour le Nobel de médecine, deux femmes sur sept pour le sacro-saint Nobel de littérature... Bref, n'en jetez plus : c'est un fiasco.
Une fois passées les statistiques, cette grande question : comment ça se fait ?
Quelques réponses s'énoncent. Rare présence féminine du comité de physique, Eva Olsson explique à TV5 Monde que cette inégale représentativité s'explique par "le faible nombre de femmes" dans sa discipline. D'aucuns voient également là une autre incidence : la constitution des comités se fait majoritairement selon celle des grandes Académies suédoises - de la littérature aux sciences. Or, les hommes, encore une fois, y sont majoritaires - c'est le cas dans l'Académie royale des sciences par exemple. Secrétaire du comité de la paix à Oslo, Olav Njølstad voit quant à lui l'héritage d'une longue histoire, celle du corps professoral. Il explique que les comités scientifiques "traînent la tradition d'avoir eu plus de professeurs masculins hautement qualifiés jusqu'à aujourd'hui".
Comme un serpent qui se mord la queue, qui dit moins de femmes professeures et/ou scientifiques dit moins de femmes académiciennes, et qui dit moins d'académiciennes dit moins de lauréates... Un cercle sans fin en somme. Et quelques prix prestigieux ne régleront pas le problème. Pour Olav Njølstad, cela fait dix ans, vingt tout au plus, que ce palmarès "commence à être plus équilibré". Secrétaire général de l'Académie royale des sciences, Göran K. Hansson est un peu moins optimiste. A l'écouter, "la situation s'améliore progressivement, mais lentement".
Oui, il va falloir beaucoup d'innovations pour bousculer ce vieux truc qu'est le sexisme.