Nous sommes au XIXe siècle. Autrement dit, encore loin des cliquetis de nos premiers Windows. Et pourtant, au creux du beau monde britannique, une jeune femme de 25 ans s'apprête à révolutionner l'histoire des technologies. Elle s'appelle Ada Lovelace et son père est bien connu : il s'agit du célèbre (et violent) poète romantique Lord Byron. Étouffée par une mère despotique, un mari dédaigneux et une société qui ne valorise guère les voix féminines (cruel euphémisme !), cette lady anglaise va composer le tout premier programme informatique au monde. En 1843. Oui oui.
Aujourd'hui, son nom se retrouve au gré de programmes épars. Et sa personne au coeur de biographies nécessaires, dont Ada ou la beauté des nombres, qui vient tout juste d'envahir nos librairies. L'ingénieure en informatique et autrice Catherine Dufour y relate la vie de ladite avant-gardiste avec une truculence si savoureuse qu'elle fait honneur aux convictions de cette femme insoumise. Les faits historiques enlacent les traits d'esprits, et le style mordant de l'érudite bouscule avec jubilation les codes de ce genre littéraire un peu trop poussiéreux qu'est l'exercice biographique.
Un must-read donc, qui nous rappelle ô combien l'histoire d'Ada Lovelace mérite d'être racontée. Et voici pourquoi, en quatre raisons.
Ada Lovelace, c'est avant tout un portrait de famille craquelé de partout. Son père, le poète Lord Byron, est alcoolique et fou. Tire au pistolet sur les murs, s'enivre à l'opium et au brandy, violente, terrifie et sodomise régulièrement son épouse Annabella Lovelace. Séparé de ce mari potentiellement mortel, celle-ci sera une mère abusive, qui, en plus de réflexions glaciales, soumettra sa fille à toutes sortes de méthodes d'éducation oppressives - tendance Les malheurs de Sophie, vous imaginez le tableau. Dans un tel contexte, imposer sa voix est déjà une révolution en soi. Le cri d'une survivante.
Enfermée dans ce decorum peu propice à la joie de vivre et à l'épanouissement, Ana Lovelace est une jeune femme pâle et malade évoquant les héroïnes désenchantées de Jane Austen, sanglée dans des robes étouffantes et égarée "dans les brumes du romantisme". En vérité, elle est l'éclair de lucidité au sein d'un brouillard cotonneux. En elle s'animent à la fois le calme et la tempête. De sa mère, que l'on surnommait "la princesse des parallélogrammes", elle retiendra avant tout un profond goût des mathématiques. La dimension presque shakespearienne de sa vie - et celle de sa mort, une très lente agonie - ne rend que plus admirable sa détermination. D'autant plus dans ce vaste boys club british qu'est l'Angleterre victorienne.
La révolution selon Ada Lovelace porte un nom : Note G. Non pas une partition symphonique, mais quelques feuilles emplies de chiffres constituant en vérité le tout premier programme informatique. Ce faisant, cette férue de mathématiques complète les travaux de Charles Babbage, l'inventeur du "calculateur automatique". Ada Lovelace est à l'origine des premières "boucles" et "variables" inhérentes à la programmation informatique. Dans un même élan d'ingéniosité, elle élabore même les concepts de sous-programme et de bibliothèque numérique. Autant de faits d'armes qui font de la vingtenaire la toute première programmeuse des temps modernes. Une proto-nerd auxquels les développeurs d'aujourd'hui doivent tout. D'Ada ou la beauté des nombres éclot même cette idée selon laquelle Lovelace aurait pu imaginer "une sorte de service 'cloud' pour la science victorienne".
Lovelace aurait pu directement entrer dans l'Histoire mais, étant femme, il va falloir attendre des siècles pour cela. Les premières publications de la lady britannique dans des revues scientifiques seront simplement anonymes ou griffées de ses initiales. Un bel exemple s'il en est "d'effet Matilda", ce phénomène consistant à minorer l'apport des femmes à l'histoire des sciences. L'inventivité d'Ada Lovelace, l'autrice Catherine Dufour l'envisage comme un formidable pouvoir, de "l'empowerment" avant l'heure, celle d'une autodidacte pleine d'assurance (et sûre de son génie), qui absorbe les connaissances avec un appétit peu commun et les assimile spontanément.
Figure majeure comme ont pu l'être "Pasteur, Einstein ou Fleming", cette amoureuse des chiffres "a imaginé l'informatique, l'a tirée du néant en un temps où il n'y avait pas la moindre trace de modernité". Moderne, Lovelace l'est totalement, autant par son savoir que ce qu'elle représente : l'affirmation, malgré le mépris et la maladie, d'un génie que même la violence d'un système patriarcal et le poids d'une énorme charge mentale ne peuvent tout à fait briser. D'une certaine manière, cette "computer girl" du XIXe siècle n'a jamais cessé d'être une résistante.
Ada Lovelace n'était pas qu'un esprit scientifique, c'était un esprit poétique. Elle-même parlait de "science poétique" pour désigner son idée du "calcul automatique". Au sein de ce roman qu'est sa vie, cette pionnière est à la fois personnage et autrice, créatrice de mondes et de vocations. "Poésie" est le terme parfait pour rendre compte de sa relation aux chiffres et à leur essence. Quand elle pense les nombres, Lovelace se fait philosophe. Rêve d'un "espace mathématique pur", compare les motifs algébriques à des fleurs que l'on tisse. "Elle a imaginé une machine qui serait capable de créer, en partenariat avec le cerveau humain, des musiques et des langages jusque là inconnus", se réjouit l'autrice.
"Ada aurait pu dépenser sa brève existence dans des occupations compatibles avec son statut social et son époque : boire du thé, broder des nappes ou mourir des fièvres en Inde. Seul un formidable effort de transcendance l'a poussée à mettre au point sa Note G. Elle a bricolé une lampe qui s'est levée comme un soleil sur la seconde moitié du XXème siècle et qui illumine le troisième millénaire", ajoute Catherine Dufour.
Les traits empreints de mélancolie d'Ada ne sauraient masquer ce qu'elle est réellement : un esprit lumineux. Sa liberté était toute relative, mais c'est en se réfugiant dans ses connaissances qu'elle parvenait à s'émanciper. Non sans battre à plates coutures un bon nombre de penseurs testostéronés.
Malgré son déclin, Ada a survécu. D'une certaine manière. En 1950, le mathématicien et cryptologue anglais Alan Turing (oui oui, celui qui est parvenu à déchiffrer le code de la machine Enigma, utilisée par l'armées allemande durant la Seconde guerre mondiale) baptise l'un de ses arguments scientifiques du nom "d'objection de Lady Lovelace". Moins de trente ans plus tard, "Ada" devient le nom du langage informatique exploité par le département de la Défense américain. Son portrait figurera sur les hologrammes d'identification des Windows 95. Dès lors, n'importe quel informaticien, du CNRS à la Silicon Valley, a eu connaissance de ces trois lettres matricielles que sont "ADA".
Surtout, à travers les souvenirs d'Ada Lovelace s'immiscent ceux de mille autres femmes de l'ombre, délaissées puisque femmes, brillantes mais étouffées sous les pages d'une Histoire réécrite par les hommes. Une mise au ban d'autant plus nette lorsqu'il est question de domaines prétendument "masculins". Pour en témoigner, Catherine Dufour se permet de citer l'astrophysicienne américaine Vera Rubin, à qui l'on doit la découverte de la matière noire : "Nous avons tous besoin d'une permission pour faire de la science, mais, pour des raisons profondément ancrées dans notre histoire, cette histoire est bien plus souvent donnée aux hommes qu'aux femmes".
Une pensée aussi systémique qu'oppressive contre laquelle Ada Lovelace a lutté, tant bien que mal, jusqu'à la mort. Un combat noble et, autant le dire, absolument stylé. A l'heure où les préjugés concernant les sciences et les femmes sont encore trop tenaces (oui oui, même en 2019), et ce malgré des siècles de découvertes et d'innovations, sachons faire honneur à cette icône si discrète : lisons Ada ou la beauté des nombres, la biographie la plus stimulante et "girl power" de cette rentrée littéraire.
Ada ou la beauté des nombres, par Catherine Dufour
Editions Fayard, 250 p.