Il est 19h30 samedi 14 février lorsque je cours les rues à la recherche d'un fleuriste ouvert. Comme moi, des dizaines d'hommes, le regard apeuré, pressent le pas en grelottant. Comme moi, ils n'ont pas -vraiment- anticipé la Saint-Valentin et en sont réduits, geste misérable, à dénicher le dernier bouquet de roses défraîchies que voudra bien leur vendre à prix d'or le marchand du coin, sacrifiant sans ménagement leur romantisme tardif sur l'autel de son chiffre d'affaires.
Inconcevable pour les Jules organisés (Oui Christian Grey, c'est de toi que je parle), cette scéne se répète pourtant inlassablement tous les ans, au jour de la fête des amoureux. Ou plutôt celle des amoureuses ? S'il n'y a pas si longtemps, la Saint-Valentin était encore vécue comme ce jour célébrant l'amour authentique entre les êtres, elle a glissé au fil des années vers cette date fatidique marquée du sceau de la culpabilité masculine.
« Gare à l’homme qui oublierait la date ! », nous prévient ainsi le sociologue Jean-Claude Kauffman. « Maintenant que les petits cœurs sont partout, l’absence de cadeau équivaut à une déclaration de désamour », analyse le chercheur pour qui la Saint-Valentin est avant tout une situation de profond déséquilibre, créé par le décalage des attentes de l'homme et de la femme.
« Les attentes ne sont pas unanimes vis-à-vis du couple. Beaucoup de femmes rêvent de merveilles, d’une attention continuelle. Les hommes ne sont pas contre, en principe. Mais dans la réalité quotidienne, ils sont d’abord attirés par un idéal de réconfort tout simple, fait de bonheur de l’instant, sans prise de risque ni tension. Le décalage est donc évident, et les hommes en ont conscience. Ils savent qu’ils créent régulièrement une vague insatisfaction chez l’autre », détaille l'auteur de « Sociologie des seins nus ».
Le 14 février sonnerait donc l'heure du grand rattrapage. Un rattrapage loin d'être vécu comme une promenade de santé par ces messieurs, qui ont bien compris que le traditionnel bouquet ne suffit pas (ou plus) à entretenir la flamme. Le comble pour une fête qui, contrairement à la croyance populaire, tire son origine non de l'avidité supposée des commerçants mais de l'Antiquité. A l'époque où les petits coeurs roses n'existaient pas, les Romains célébraient se réunissaient en l’honneur de Lupercus, le dieu de la fertilité, des troupeaux et des champs. Un événement païen durant lequel étaient mis à l'honneur non pas les couples mais... les célibataires. Les jeunes filles sans âme soeur se dispersaient aux alentours de leur village et se cachaient en attendant que de jeunes célibataires les trouvent. Une sorte de cache-cache/speed dating géant, dont le principal but était de marier de nouveaux couples dans l'année.
Mais le temps a depuis fait son oeuvre, et à l'insouciance des célibataires de l'époque s'est substituer le tracas de mi-février de l'homme amoureux. Une fois dépassé le discours antédiluvien selon lequel la Saint-Valentin est « une-fête-commerciale-ma-chérie-avec-moi-c'est-la-saint-valentin-tous-les-jours », on s'aperçoit que l'événement revêt, pour ceux qui le célèbrent, une dimension quelque peu anxiogène, centré autour de cette question quasi-métaphysique : quel cadeau pour celle que j'aime ?
Une question que se posent TOUS les hommes ©Jean-Michel Nossant/SIPA
Un bouquet de fleur ? « Trop convenu », se dit l'amoureux hésitant. Un bijou ? « Peut-être un peu trop pour l'instant... mais à partir de combien de temps de relation alors ? ». Chaque présent, chaque attention est analysé, décortiqué au point que notre Valentin version 2015 se trouve vite plongé dans l'incertitude la plus totale, avec la désagréable sensation d'être jugé à l'aune de ses (contre) performances passées. « Il faut donc faire mieux que ce que l’on a déjà fait », résume Kauffman pour qui « le pauvre amoureux s’engage alors dans une spirale infernale, où il lui faudra chaque année inventer davantage ».
Se réinventer chaque année, c'est aussi ça une belle preuve d'amour. Derrière son air détendu et sûr de lui, votre homme cache donc peut-être une petite part de nervosité quant à la soirée qui s'annonce. Car sans avoir la prétention de vous offrir LA soirée/nuit de votre vie, monsieur pourrait bien avoir, au pire, lu Kauffman, au mieux donné tout ce qu'il a pour tenter de vous faire plaisir. Ne manquez pas de l'en remercier.