La "téléophobie" est une forme d'anxiété. Non pas la peur de se retrouver devant son poste de télévision à endurer les émissions de Cyril Hanouna, mais quelque chose de beaucoup plus complexe : la crainte de s'engager dans des projets. Une appréhension très spécifique mais loin d'être rarissime, que vous éprouvez peut-être déjà, ou depuis longtemps, sans avoir jamais su lui conférer un nom précis. Et c'est maintenant chose faite (de rien).
Par "projets", n'imaginez pas forcément de grandes montagnes à gravir - comme monter votre propre start-up ou faire le tour du monde en 80 jours. Non non, cela peut très bien se limiter à des choses apparemment futiles, comme réserver votre week-end à l'avance, se rendre à un mariage, caler une date entre amis ou en famille pour un événement quelconque. Cocher une case sur votre calendrier. En un mot, planifier - ce terme si affreux à entendre. Les téléophobes sont ceux dont les "plans sur la comète" tournent vite au film catastrophe. Comme l'énonce la lexicographe et étymologue Susie Dent du côté du magazine Stylist, ce dont ils sont atteints concernent "la peur des projets concrets". Téléophobie, ce mal trop ignoré.
La téléophobie est un vrai paradoxe. D'un côté, le caractère profondément incertain de l'avenir nous terrifie. On aimerait dire que "demain nous appartient", mais rien n'est si simple. De l'autre, notre capacité à le rendre concret (en lui appliquant des formes, une date, une heure), et donc à le prendre en mains, nous submerge de craintes et de fatigue. C'est comme si l'échec était toujours au rendez-vous. Faut-il mettre cette hésitation sur le compte de la procrastination ? Pas vraiment, non.
"J'ai rencontré des clients qui n'aimaient pas faire des projets parce qu'ils craignaient de laisser tomber quelqu'un à la dernière minute", nous apprend la thérapeute Chloe Brotheridge, pour qui "la téléophobie est la peur de perdre le contrôle, d'être pris au piège de quelque chose dont vous pensez ne pas pouvoir vous sortir". En cela, elle est l'expression d'une véritable panique "sociale".
Une panique pernicieuse, intense, et malheureusement incomprise. Tout comme l'est d'ailleurs l'anxiété en général, ce mal qui touche une personne sur cinq. Figurez-vous d'ailleurs que les femmes sont quasiment "deux fois plus susceptibles que les hommes d'en faire l'objet", précise Stylist. Pas si étonnant lorsque l'on trimbale déjà sur soi une considérable charge mentale. Et envisager le "pourquoi" d'une telle phobie est tout aussi aisé. Car derrière l'idée de "projet" se noue toujours celle d'attentes, de perspectives, et donc, forcément : de "pression".
Pression à l'idée de louper le rendez-vous que l'on organise soi-même, de décevoir autrui, de foirer ce que l'on entreprend, les variations sont nombreuses mais convergent toutes vers un même défaitisme - les plus pessimistes diront "réalisme". La téléophobie témoigne en cela d'un cruel manque de confiance en soi. Ce dont nous souffrons malheureusement toutes et tous par échelons différents. Mais il ne faudrait pas pour autant éluder certains facteurs extérieurs à même d'expliquer cette peur "ultra-moderne"...
Par exemple, Chloe Brotheridge lie cela au fait de se sentir "dépassé·e" par une vie "trépidante". Cette phobie-là serait une réponse individuelle - et plus ou moins exacerbée selon les personnalités - à une société frénétique, où tout doit (toujours) aller très (trop) vite et se valider dans la minute. A l'âge de l'instantanéité, où les décisions se font par mails interposés et conversations groupées sur Whatsapp, la téléophobie est une réaction angoissée à ce "trop-plein" systématique qui caractérise nos existences numériques. La preuve ? Nos fils Facebook débordent d'événements (concerts, anniversaires, réunions diverses) vers lesquels il faudrait se projeter. Notre inaction face à la majorité de ces "save the date" suggère déjà notre crainte du concret.
En ce sens, la téléophobie suggère que par-delà les grands projets de la "vie adulte" (booster sa carrière, s'engager dans une relation et autres joyeusetés exigeant de "lourdes responsabilités" sans forcément avoir de "grands pouvoirs") demeure une anxiété plus minimaliste et détaillée, associée à ces "petits riens" qui font les grands maux. Ce n'est pas anodin si Anne Peterson intitule cela "la paralysie des courses". A en lire l'experte, la téléophobie correspond à cet épuisement que suscite chez beaucoup d'anonymes le fait d'établir des listes (sans rien oublier) avant de décoller direction le supermarché - le genre de samedis après-midi que l'on déteste tant.
Ce qui rend cette phobie si invisible est justement son caractère quotidien et banalisé, à l'image de toutes les corvées qui régulent nos semaines - rythmées par la ritournelle du "métro-boulot-dodo". Finalement, c'est entre l'ennui et la frénésie de nos journées que s'immisce cette curieuse anxiété. Au creux d'émotions contradictoires. Et, à travers cette anxiété émerge une certaine peur du vide. Non pas que les projets en question soient inexistants, mais leur valeur, elle, peut l'être. Or, l'on se tord peut-être plus volontiers le bide "pour rien" lorsque nos projets sont aussi dépourvus de sens... qu'une liste de courses tristoune.
Le souci, c'est qu'avoir peur de faire des projets revient à avoir peur des changements positifs qu'ils peuvent représenter ou provoquer. Ce qui nous coincerait dans un état de stagnation pas très agréable. Craindre les "petits" projets implique forcément de fuir les grands. Or, pour l'un des téléophobes anonymes interrogés par Stylist, cela implique de reculer pour mieux sauter. "Lorsque nous évitons quelque chose qui nous rend anxieux, cela ne sert qu'à nous rendre plus effrayés lorsque nous devons le faire", médite-t-il. Bien souvent, un projet correspond à une échéance inévitable et l'esquive est vaine. Mais alors, comment affronter cette peur du lendemain ?
Les solutions dépendent évidemment de votre sensibilité. Quelques idées nous viennent cependant à l'esprit. Comme mettre en sourdine ses réseaux sociaux par exemple. Histoire d'éviter les longs échanges pressants, les plannings numériques et tout le "bruit" qui va avec. Mieux vaut poser les choses à plat : sur papier, en noircissant son carnet. L'idéal pour en revenir à l'essentiel et ne pas voir son attention constamment détournée.
Une autre option majeure serait de changer de perspective. De prendre un peu de recul sur soi. Et de transformer l'angoisse en "excitation", c'est-à-dire en carburant, et le projet en "challenge". Habile.
Mais l'un des plus efficaces remèdes reste celui-ci : s'accorder une solitude désirée. Se laisser du temps, son heure (ou son week-end) à soi ne peut pas faire de mal, surtout au sein d'environnements métropolitains particulièrement stressants et "accélérés". Pour ce faire, il faut se libérer de bien des pressions sociales. Ne pas céder à l'angoisse. Faire le vide dans sa tête et se focaliser sur des projets plus accessibles et personnels. Un processus mental qui n'a rien d'évident, mais au bout duquel se planque une certaine paix intérieure. On croise les doigts.