Comme la grippe ou l'insomnie, c'est un truc qui revient inévitablement. Entre deux couloirs, lors de la pause-clope, face à la machine à cafés, en attente de l'expresso tant désiré. Je parle bien sûr du fameux "salut, ça va ?". Déclinable en "tu vas bien ?" - à formuler avec le petit accent de Didier Bourdon dans le clip de Auteuil Neuilly Passy. Une question si passe-partout, au fond, qu'elle peut aussi bien être posée par votre meilleur·e ami·e que par vos collègues lointain·es. Mais qui, mine de rien, suscite bien des interrogations.
Car qu'attendre d'un journalier "ça va" si ce n'est un évasif "oui, et toi ?". Cette formulation, trop vite devenue un simple réflexe, n'exige-t-elle pas d'être renouvelée pour ne pas tomber dans la pire des routines ? Si oui, que faudrait-il décocher comme accroche à ses collègues de bureau ? Posons-nous la question deux minutes.
Car se lasser d'avoir à demander "ça va ?" est plutôt légitime. Comme le révèle le site d'informations CNBC, "Comment allez-vous?" sont "les trois mots les plus inutiles du monde de la communication", dans la mesure où celui ou celle qui y répond ne dit jamais vraiment la vérité, tandis que l'autre ne veut pas vraiment savoir. A l'hypocrisie répond l'hypocrisie. Sans méchanceté ou manipulation bien sûr, mais cela n'empêche pas la conversation de sombrer dans la banalité et la superficialité.
Pour le journaliste Gary Burnison, c'est une "occasion manquée" voire même une "connexion nulle". Oui, c'est plutôt violent. Nul cynisme ici, mais juste un constat : en interrogeant quelqu'un sur sa santé mentale et physique, l'on n'attend pas vraiment de lui qu'il s'allonge sur le divan d'un psy et vous raconte ses péripéties diverses. Ce qui est normal mais dommageable, puisque cela revient à appauvrir l'idée "d'aller bien" ou "mal".
Pas d'introspection, non, il faut une réponse aussi concise que positive. Culture d'entreprise oblige. "La seule raison pour laquelle la plupart d'entre nous posons cette question est qu'il semblerait impoli de ne pas le demander", adhère le site professionnel Forbes, qui ne voit là qu'un simple message d'accueil à l'intérêt moindre, peu susceptible de susciter de nouvelles informations sur la personne interrogée.
Alors, que doit-on faire ? S'éviter ? Se cracher à la figure ? Heureusement non. Mais les alternatives existent. Si si, ce sont même des chercheurs de la prestigieuse université d'Harvard qui nous le démontrent. Comme l'énonce CNBC, leur étude scientifique, émanant de l'analyse de plus de trois-cent conversations en ligne, nous prouve que dire "comment vas-tu ?" ne permet pas de tirer le meilleur de son interlocuteur ou de son interlocutrice, dans la mesure où cette question tue tout espoir de "conversation active".
A la place, il faudrait innover. Demander à votre collègue ce qu'il attend de cette semaine, comment s'est passé son week end, observer l'environnement alentours et s'exprimer sur, par exemple, un joli tableau épinglé au mur, afin de susciter son intérêt quant au moment présent et d'évoluer vers des questions plus précises et inspirantes. "Ouvrez vos yeux avant d'ouvrir votre bouche", nous dit-on à juste titre. Surtout, il faut toujours échanger en le regardant droit dans les yeux. Histoire de trancher avec le caractère évasif des traditionnelles formules de politesse. L'idée est d'aboutir "à une discussion beaucoup plus profonde et révélatrice sur le plan émotionnel".
Toutes les astuces sont bonnes pour échapper au "comment vas-tu", puisqu'il est emblématique de ce que l'on dénomme les "small talks". C'est à dire ces échanges vains et vides que l'on étire jusqu'au malaise contagieux, si creux qu'ils en sont douloureux - et intimident les plus extravertis. Un petit peu comme les "silences gênés" que fustige le personnage de Mia Wallace dans Pulp Fiction. Forbes en atteste : il est grand temps de relooker cette formulation. Et les options abondent. Quel a été le meilleur moment de ta journée ? Quelle tâche te passionne le plus cette semaine ? As-tu découvert un truc qui t'a bouleversé ou inspiré récemment ? Quelle chose en particulier pourrait améliorer ta journée ? L'idéal pour exprimer l'intérêt que l'on porte à autrui, ses affects et, tout simplement, son quotidien. C'est tout bête.
L'avantage de ces questions à la fois précises et larges est qu'elles incitent autrui au fameux "moment de réflexion". Loin de l'abstrait ou de l'impersonnel, elles provoquent un échange et une écoute réciproque. Bien évidemment, la meilleure alternative reste encore celle que vous choisirez vous-même. En fonction du jour, de l'actualité, du mood, de la relation que vous nouez avec votre collègue. Car les débats qui convergent autour de cette formulation démontrent qu'il suffit de peu pour la bouleverser. Le site de référence Business Insider nous recommande par exemple de ne pas dire "comment vas-tu ?" mais "comment vas-tu...aujourd'hui ?". Une façon, suggère la journaliste Alyson Shontell, d'inciter l'autre à prendre un petit peu de recul sur sa journée d'hier et de se concentrer sur ses affects actuels. Comme quoi, tout ne tient qu'à quelques lettres...
Cela dit, il serait mauvais de diaboliser le "comment vas-tu". C'est ce que nous explique le site de business Succeed Socially à travers sa longue analyse de ces trois mots. D'après l'auteur Chris Macleod, bien plus qu'un salut ritualisé, c'est une sentence complexe, une façon plus détaillée de dire "bonjour" tout en étant amical et intentionné. Quand bien même les mots se décochent comme un automatisme, ils prouvent "que vous vous intéressez à l'autre". La philosophie mind positive de l'entrepreneur n'est pas dépourvue d'intérêt. "Peu importe que les individus répondent toujours qu'ils 'vont bien', même si ce n'est pas le cas. C'est bien que les gens se demandent, techniquement, comment ils vont", dit-il. A le lire, mettre l'accent sur l'humain et sa santé, quel que soit le degré de sincérité de la réponse, ne peut être qu'une bonne chose au sein d'espaces parfois déshumanisés.
Moralité, ce n'est pas la formulation qui génère du sens, mais ce que l'on en fait. Le "ça va" peut devenir un petit break mental que l'on s'autorise, une manière de faire le point à l'intérieur d'un environnement qui ne vous en laisse pas toujours l'occasion. Une pause introspective d'autant plus "autorisée" qu'elle l'est par votre collègue ou votre patron. Et Dieu sait que c'est bien la seule chose positive que vous pourrez tirer d'une pause-clope.