"Tarik a ému Vianney aux larmes", c'est ce qui est globalement ressorti de la prestation du jeune homme, samedi 13 février, sur le plateau de The Voice. Après une interprétation convaincante du Chemin de traverse de Grand Corps Malade, le candidat de 21 ans a livré une deuxième performance, déclamant l'une de ses compositions à la demande du jury. Un titre nommé Mon Chéri, dans lequel il se met à la place d'une femme qui s'adresse à son fils.
A la première personne, il décrit le futur qu'elle projette avec lui. Une enfance choyée, des anecdotes heureuses, une nostalgie palpable. Il évoque une séparation prochaine, la peur que la "chair de [sa] chair" ne "quitte" la "maison", le "vide" en elle. On imagine un départ quelconque. Pour les études, peut-être ? La mélodie est douce, on se laisse prendre, attendrie par la déclaration d'une maman à son petit.
Et puis, la fin sonne le glas de notre rêverie : "Tu n'es pas né et je ne te verrai jamais, car mon fils ne m'en veux pas mais je vais devoir t'avorter". Malaise et yeux au ciel, le clan anti-avortement vient de se voir offrir un hymne ô combien culpabilisant.
Assis dans ses emblématiques fauteuils rouges, le jury semble conquis. Marc Lavoine s'essuie les yeux, Vianney fond. Personne de l'autre côté de l'écran n'a l'air de ressentir le même agacement confus que nous devant cette chute d'un autre temps. Pourtant, il y a de quoi.
Avant d'aller plus loin, bénéfice du doute : Tarik a peut-être agi avec maladresse ou sans véritable idée de ce que peut laisser entendre un texte pareil. Ses mots, contrairement à ce qu'avancent des internautes, ne sont pas ceux d'une proche (il a expliqué auprès de 20 Minutes ne pas savoir pourquoi ils lui sont venus, "alors qu'[il] ne [connaît] pas forcément quelqu'un qui a avorté"), mais ils résonnent certainement auprès de plusieurs concernées.
Ce que l'on remet en cause n'est d'ailleurs pas tant l'existence de cette réalité, celle d'une femme contrainte d'avorter qui vit la procédure comme un drame, que le message que l'interprète-compositeur fait passer plus ou moins malgré lui.
Car voilà, Tarik est un homme cisgenre et à ce titre-là, n'aura jamais recours à une IVG. Dans la bouche d'un·e autre, ces émotions pourraient transparaître comme un vécu personnel, et l'écriture de ces paroles un moyen légitime de coucher sur le papier une expérience qui lui appartient. Dans sa bouche à lui, les sentiments, les sensations, les regrets qu'il prête à cette "mère" prennent la forme d'une douteuse et néfaste généralisation.
L'embryon devient un enfant à qui on volerait un futur joyeux, l'interruption volontaire de grossesse une intervention s'accompagnant forcément d'une vive douleur psychologique. Des poncifs dont usent et abusent les opposant·e·s au droit à l'avortement, qui surfent sur une humanisation crasse du foetus. Jusqu'à finir, en Pologne ou encore aux Etats-Unis, par avoir gain de cause.
Et puis, ce n'est pas tout. Au-delà d'une position quelconque sur la procédure en elle-même, la chanson s'engouffre dans une injonction sournoise : celle qui implique que traumatisme et avortement sont intrinsèquement liés. Les "bonnes" avorteuses en souffrent, ont du mal à s'en remettre, voire l'encaissent à la façon d'un deuil. Comme si ça rendait notre choix plus acceptable aux yeux de la société, de morfler par la suite.
A rappeler que c'est parfois le cas, mais pas toujours. Si personne ne s'y rend de gaîté de coeur, l'IVG peut incarner pour certaines une opération bénigne qui ne laissera aucune trace négative dans leur esprit. Pour d'autres, provoquer un soulagement considérable de ne pas voir sa vie gâchée par un événement non-planifié. D'où l'ironie de s'auto-proclamer "pro-vie" quand on est si insensible à celle de la personne qui porte un amas de cellules dont elle ne veut pas. Et qui, potentiellement, peut l'affecter tragiquement.
Ce cas de figure largement véhiculé qu'est la fantasmée causalité IVG-mal-être a des conséquences nocives dont on parle peu : un sentiment de culpabilité chez les femmes qui avortent pour avoir passé le pas, et chez celles qui avortent sans douleur pour ne pas en être sorties bouleversées. Et plus tard, une hésitation et une décision biaisées.
Pour sa défense (ou pas), Tarik n'est pas le seul à s'être emparé de ce que des années de combats féministes ont permis d'acquérir pour y coller un male gaze dérangeant. Colonel Reyel avec Aurélie, ou encore Big Flo et Oli aussi, ont osé. Ces derniers optant pour un angle encore plus crispant : celui d'un dialogue entre un foetus et "maman", dans Le cordon. "Tu m'as pas gardé dans ton ventre, mais laisse-moi une place dans ton coeur", implore le premier. "Je ne t'ai pas donné la vie pour pas tu n'aies pas à vivre la mienne", répond la seconde.
Des hommes cis chantent le vécu de femmes qu'ils ne connaissent pas comme d'autres décident de nos droits et du sort de notre utérus. Et si ces tubes auraient pu rester anecdotiques et n'alarmer personne, le contexte social ne fait que souligner leurs défauts. Résultat : à l'heure où l'accès à la procédure est de plus en plus fragilisé de part et d'autre du globe, les titres des rappeurs, comme le slam du candidat, sonnent (très) faux.