C'est une bande dessinée dont l'étrange intitulé pourrait tout à fait être celui d'une nouvelle fantastique. Mais le sujet qu'elle aborde est tout ce qu'il y a de plus réel : la dépression. C'est comme ça que je disparais nous colle aux basques de la jeune Clara. Clara aimerait bien avancer sur l'écriture de son premier livre (un récit composé de poèmes) mais c'est mission impossible. Son boulot dans le milieu de l'édition la fatigue (le burn out n'est pas loin), l'inspiration ne lui vient pas, sa dernière rupture la hante, et même les soirées entre amies la lassent. Malgré son état de fragilité physique et psychologique, elle a cessé de voir sa psy. Aurait-elle perdu goût à tout ?
La dépression n'a rien d'un sujet facile. Beaucoup s'y mordent les doigts. Nombre de fictions bien pop s'égarent sur la route du cliché facile ou de la romantisation trop cool. Mais il n'y a rien de tout cela dans la première fiction de l'autrice Mirion Malle, applaudie l'an dernier pour sa géniale Ligue des super-féministes. Juste beaucoup d'authenticité, de pudeur et de style. L'écriture est fine et l'imaginaire visuel, resplendissant. Bref, vous ne devez pas louper ce petit bijou, et voici pourquoi.
On a tous à l'esprit ces films ou séries pour ados où gravite le "dépressif de service". Un stéréotype comme un autre, qui tend à dédramatiser ce qu'est réellement la dépression - une pathologie encore trop incomprise - en la réduisant à une simple pose de teenager. Or, la Clara imaginée par Mirion Malle a beau être jeune et son mood intensément générationnel, elle n'a rien d'un cliché sur pattes. Elle s'emmitoufle dans ses draps en chuchotant "au secours", fait défiler des stories Insta en soupirant, est sujette à de douloureuses crises de larmes. Sa dépression est faite de détails en apparence anecdotiques et de grands bouleversements intérieurs.
"Je suis vide, je ne ressens rien, juste du vide. En ce moment, tout est juste trop vide et trop plein en même temps", explique Clara. Comment mieux dire le paradoxe angoissant de la dépression, lorsque les choses de la vie vous glissent des doigts et vous étouffent tout à la fois ? Dans le quotidien de Clara, la tristesse la plus ravageuse laisse la place à l'ennui le plus ordinaire, et tout semble s'entrechoquer : la charge mentale, le désarroi sentimental, la peur de l'autre, la dépréciation la plus excessive. A travers la plume et les crayonnés de Mirion Malle s'esquisse alors une tentative : celle de cerner l'indicible. "Je ne sais pas ce qui m'arrive. Je suis toute seule ! Personne sait ! J'y arrive plus", s'attriste en ce sens notre jeune protagoniste.
"Dans mon jardin (mais j'ai pas de jardin) / Qu'est devant ma maison (mais j'ai pas de maison) / Il n'y a qu'une fleur / Elle est tout ce que j'ai cette fleur". Ce sont ces mots de France Gall (issue de sa chanson "La rose des vents") que l'autrice a choisi de plaquer dans la bouche de son personnage, le temps d'un karaoké pas comme les autres. Rien d'anodin : tout comme l'interprète de Si maman, si délivrait ses ritournelles faussement naïves pour déclarer un mal-être qui obsède et accable, Mirion Malle fait passer le poids de toute cette douleur grâce à la légèreté aérienne de son dessin. Les expressions ne se limitent parfois qu'à quelques traits, les larmes (de crocodile) sont lourdes et abondantes, et les décors, par instant, tout simplement inexistants.
Dans ce petit univers graphique, chaque image est construite de sorte à nous faire ressentir les incertitudes de Clara : ces visages qui se décomposent ou s'effacent, cette valeur des plans qui bien souvent nous éloigne dangereusement de notre héroïne, sans oublier ce blanc dominant, envahissant certaines pages, ou encore, ces espaces flottants et vertigineux laissés entre les phylactères... A l'instar de Clara, bien souvent nous perdons l'équilibre, au sein de ce récit à la composition visuelle admirable.
En somme, Mirion Malle fait en dessins ce que son héroïne fait en strophes : de la poésie. On se plaît d'ailleurs à lire les créations de Clara, comme cette sorte de haïku mélancolique : "Je suis déjà absente / De mon corps, de ma tête / J'ai les yeux mi-clos qui ne s'ouvrent plus / Je pleure comme un ruisseau qui doit forcément couler / Je suis / Une petite coquille dure / Qui se brise doucement / Ce qui était à l'intérieur a disparu".
Il n'y a pas que des pleurs dans ces pages, il y a du rire, aussi. On aime la justesse douce-amère avec laquelle l'autrice du Commando Culotte rend compte de l'absurdité comique des séances de Clara chez sa psy (muette), et son regard complice lorsqu'il s'agit de relater ses soirées (bien arrosées) entre copines.
Puis il y a l'ironie de Clara, volontiers mordante, comme lorsque la jeune femme décoche, entre deux verres : "Vu que j'ai tout le temps envie de mourir, je pense que ma vie serait bien plus simple s'il y avait une apocalypse zombie". Sans oublier les fragments de vie qui font sourire par leur authenticité - à l'image de cette scène où Clara tente de décompresser en écoutant des vidéos ASMR sur YouTube. Du vécu ?
Poésie, toujours : C'est comme ça que je disparais s'ouvre sur les mots de la poétesse féministe Sylvia Plath (supposant que "le monde n'est qu'un mauvais rêve") et là encore ce n'est pas un hasard. Car il y a quelque chose d'essentiellement féministe dans la nouvelle bande dessinée de Mirion Malle. Lorsque l'on parle d'égalité femmes-hommes, bien souvent reviennent les mêmes refrains : l'éloge de l'empowerment, de la femme forte, des battantes et des wonder women que rien ne peut arrêter. Comme si la puissance était le maître-mot du bien-être au féminin. Or, Mirion Malle s'attarde sur celles que l'on oublie trop aisément dans la bataille. Ces femmes introverties, hypersensibles, dépressives, qui, à force d'être ignorées, "disparaissent"... Cette "faiblesse" tant redoutée qui effraie mais mérite toute notre attention.
Et cet appel à l'empathie, le personnage de Clara le résume très bien lorsqu'elle dit, les yeux à demi-clos : "Pourquoi personne veut jamais écouter ce que je dis ?". L'autrice, elle, lui tend l'oreille et accorde une vraie place à tous ces sujets qu'il ne faudrait pas aborder en public sous peur de devenir la "femme faible" : le désespoir, l'épuisement, la colère, l'envie de mourir, la peur d'être "brisée à tout jamais". "Je voudrais être légère et insouciante, je voudrais avoir le droit de ne pas lutter constamment", explique celle qui se fiche d'être LA femme forte. Un beau témoignage de sororité.
C'est comme ça que je disparais, de Mirion Malle.
Editions La ville brûle, 208 p.