Cela n'a pas manqué, la récente Une de Paris Match a suscité moqueries et détournements bien sentis sur la Toile. Qu'y voit-on ? L'ex-couple présidentiel Nicolas Sarkozy/Carla Bruni, cadrés à taille égale. Un fait plutôt surnaturel pour qui se rappelle des 1m66 du politicien - et des 1m75 de l'ancienne mannequin. Depuis, le magazine s'est permis de corriger les plus médisants : non, la photographie n'a pas été retouchée. En vérité, la séance - qui a eu lieu fin juin - s'est déroulée à hauteur de marches, et tous deux étaient assis. Simplement, Nicolas Sarkozy était installé sur une marche plus élevée, et voilà tout. Bon, niveau street cred, on repassera.
Mais qu'importe au fond qu'il soit question de talonnettes, d'escabeau ou de marches d'escalier. La couverture shootée par le photographe Sébastien Valente nous rappelle une chose : une femme n'a pas le droit d'être plus grande que son homme. Surtout quand il s'agit d'incarner une forme d'autorité. Mais pourquoi donc ? Plusieurs réponses s'offrent à nous pour expliquer cette absurdité de taille. Suivez le guide.
L'obsession des hommes pour leur taille a tout du fantasme. Au sens littéral, même. Car la taille est un enjeu de séduction. Enfin, c'est ce que l'on souhaite nous faire croire. Une simple recherche Google suffit à être inondé·e. d'assertions : "Pour les femmes, la taille, ça compte", "La taille compte ! Comment devenir plus grand ?", "Séduction : les femmes préfèrent les hommes grands", "Comment séduire quand on est un homme petit ?". Inutile de préciser que la plupart de ces médias peu recommandables ont "masculin", "drague" ou "séduction" dans leur intitulé. Ces sources douteuses aboutissent aux mêmes conclusions : être grand permet de conquérir les femmes. L'on comprend dès lors pourquoi ces clichés vieillots ont la dent dure : la taille est un enjeu de pouvoir.
Dans son essai La taille des hommes, le sociologue Nicolas Herpin étudie - à grands coups de statistiques - l'influence de la taille au sein du milieu socioprofessionnel occidental. Résultats ? "Les cadres supérieurs et les professions libérales mesurent en moyenne 177,6 cm soit 3,2 cm de plus que les ouvriers ou les exploitants agricoles". Pas de tour de magie ou de vérités scientifiques ici, mais une simple constatation : les hommes plus grands ont davantage de chances d'être valorisés par leurs employeurs et de se voir attribués de flatteuses responsabilités. Et ce faisant, de générer de meilleures revenus. "À diplôme constant, les hommes de taille élevée font une meilleure carrière professionnelle", assure le sociologue. Au bout du compte, l'homme grand se retrouve à endosser - malgré lui peut-être - le rôle du cadre qui guide, ordonne, commande. Le leader.
C'est aussi là l'observation du sociologue Michel Bozon qui, dans son enquête "La formation du couple" (citée par Renée Greusard) nous explique que "les hommes de haute taille sont plus fréquents parmi les professeurs et les ingénieurs, les commerçants et les patrons". La taille serait donc un privilège social. Elle fait l'homme, le boss, mais aussi le mari. Vie en couple et carrière professionnelle, même combat. C'est que tendent à démontrer tous ces tabloïds sur le couple Sarkozy/Bruni. L'accent y est autant mis sur la "prestance" politique que sur le "love" encore vif des conjoints. Comme si, dans un couple "bien assorti", l'homme grand était synonyme de stabilité.
A l'inverse, on peut facilement supposer qu'une femme "trop" grande (c'est à dire "plus grande" qu'un homme) serait trop menaçante. Au sein d'une sphère masculine où il semble établi que la taille constitue une forme de pouvoir, le mètre quatre-vingt d'une femme ne ferait qu'exacerber d'éventuelles rivalités. Photomontages ou non, la taille est une manière certaine de laisser les femmes "à leur place" (celle du "sexe faible", c'est à dire "inférieur") au sein d'un imaginaire testostéroné où dépasser le mètre-soixante serait aussi important que de se préoccuper de l'état de son service-trois-pièces. Ou de la taille de ses mains - petite dédicace au misogyne orange. En cela, se confronter au souci de la taille revient à bousculer les piliers du patriarcat. Selon la chroniqueuse Klaire fait Grrr, si un dirigeant veut nous donner l'impression qu'il est plus grand que son épouse, c'est parce que "la virilité toxique ne supporte pas l'idée du contraire". Étrange paradoxe quand l'on sait que les entreprises les plus oppressives raffolent des talons hauts...
Et tout cela ne date pas d'hier. Le professeur de sociologie américain Philip N. Cohen se plaît à nous rappeler que, si le Prince Charles et Lady Diana faisaient la même taille, ce dernier "se tenait généralement sur une boîte ou une marche" pour mieux la dépasser d'une tête. Une mise en scène qui s'est poursuivie des photos aux timbres les représentant ensemble. Une roublardise de plus ? Bien sûr. Mais surtout la mise en pratique d'une "norme sociale", explique Nicolas Herpin. L'ancienne ministre écologiste Cécile Duflot y voit quant à elle "une norme sexiste". A la lire, ce code n'est pas accepté, mais "intégré". En cela, il est profondément culturel.
Même Mark Zuckerberg l'a casé dans son disque-dur. Effectivement, le boss de Facebook s'efforce lui aussi de paraître "de taille moyenne" sur les photos où il se met en scène. "Bien que cela ne devrait importer à personne, Mark Zuckerberg a une image à respecter", suppose LifeHacker.com, qui s'amuse de ces montages ("soit Zuckerberg a des pieds gigantesques, soit il est beaucoup plus proche de la caméra qu'il n'y parait"). Le média spécialisé rappelle à juste titre que ces photos ont été prises lors de son fameux tour des Etats-Unis, que d'aucuns ont envisagé comme une éventuelle campagne pré-présidentielle. A croire que la taille est une composante phare dès qu'il s'agit de diriger un pays. De le "dominer".
En 2019, accepter qu'une femme soit plus grande qu'un homme n'est en rien chose facile. Pour que tout soit plus simple, il faudrait d'abord que la masculinité purge ses plus gros complexes. "Le sexisme nous environne et nous surplombe. Un homme se doit d'être grand et protecteur et une femme petite et fragile. Cette assignation est aussi enfermante pour l'un que pour l'autre d'ailleurs", déplore à ce titre Cécile Duflot. Plutôt que de railler les hommes qui se rêvent en grand, il faudrait alors casser ce stéréotype. Car bien souvent, les réactions qu'il suscite humilient les deux sexes. Loin du champ politique et des gazettes people, nombreux sont les exemples "pop" à nous le démontrer. Jetez donc un coup d'oeil à la réception médiatique du rappeur français Hamza pour vous en assurer. Un flow énorme. Mais pour 1m60 seulement. Ce chiffre, ses fans le décochent comme une balle.
Le 2 mai dernier est sorti sur YouTube le clip de "Dale x Love Therapy " - en featuring avec Aya Nakurama - et ça n'a pas loupé : sur quatre millions de vues, il faut compter une ribambelle de "Hamza il mérite de mesurer au moins 1m75", "Hamza il se fait un hamac avec le soutif de Aya Nakamura", "Hamza on dirait une pile" et autres "j'imagine Aya qui a dû se baisser pour faire la bise à Hamza" abondamment likés. L'intéressé avait déjà fustigé cette lourdeur viriliste il y a deux ans de celaen décochant "y'en a ils se réveillent chaque matin en mode: bon...quelle nouvelle vanne je vais sortir sur la taille d'Hamza pour être en top tweet??" (sic). Mais rien n'y fait.
Plus qu'un art du clash inhérent à la culture rap, c'est le contraste jugé "humiliant" entre la taille de Hamza et celle d'Aya Nakamura qui suscite ici les pires railleries. Ce décalage n'a rien de très comique, il est simplement considéré comme une anomalie. Une transgression de cette norme sociale selon laquelle "l'homme doit être plus grand que la femme sans pour autant que l'écart ne soit ni trop faible ni trop fort", détaille Nicolas Herpin. Et il est peut-être temps d'en finir avec cette contorsion à deux francs.