Les réseaux sociaux ont un but quasi assumé : montrer aux autres à quel point notre vie vaut le like. Depuis le lancement d'Instagram, en 2010, le milliard d'utilisateurs et utilisatrices de l'appli publient des clichés de ce qui les inspire, les fait rire, les met en valeur. On ne compte plus le nombre de photos de cuisses en bord de plage, de couchers de soleil, les récits de voyage imagés qui font rêver - ou jalouser.
La plateforme se prend comme un magazine, une émission qu'on suivrait chaque jour à travers les aventures des nouvelles muses : les influenceurs et influenceuses qui renseignent chaque aspect de leur quotidien en ligne, laissant peu de place à l'imagination. Et après tout, pourquoi pas. Nous aussi, on prend part à ce spectacle digital qui n'offre pas que du mauvais, loin de là. On scrute les interventions de celles et ceux qui nous donnent l'impression de s'évader à travers notre écran. Et on contribue au butin de données en l'agrémentant de quelques images soigneusement choisies et légendées.
Seulement les dérives de cet étalage permanent de nos quotidiens lissés, améliorés ne sont plus à prouver. La comparaison nocive qui nuit à notre confiance en soi, voire plus gravement à notre santé mentale, fait des ravages. Et en plein confinement, si Instagram permet d'un côté de décompresser, il est aussi le terrain d'une compétition indécente.
Depuis quelques semaines, ils abondent. Les contenus de nos ami·e·s ou de connaissances confiné·e·s en province affluent sur notre feed. Des photos de transat au bord d'une piscine, de balades en pleine nature, de barbecue dans le jardin. Les premières fois, le réflexe a pu nous mettre du baume au coeur, nous transporter dans des régions plus attrayantes que notre 30 m² familial sans l'ombre d'un rayon de soleil. Mais rapidement, l'évasion a laissé place à l'agacement. Et à une question somme toute justifiée : pourquoi le montrer ?
Qu'on partage nos vacances à un entourage plus ou moins proche via les réseaux sociaux en temps normal, soit. Mais alors que l'épidémie de Covid-19 nous oblige à rester cloîtré·e entre quatre murs, quel est le but d'illustrer son confort ? Pourquoi lâcher une photo de ses hortensias en fleur, du parc qui nous sert de jardin, de la vue sur les montagnes alors qu'on sait que la moitié de celles et ceux qui suivent notre vie n'ont certainement pas accès à ces conditions, voire combattent le virus au quotidien ? Quel est l'intérêt si ce n'est de prouver de façon très déplacée qu'on le vit bien, ce confinement, voire mieux que les autres ? Qu'on en tire le meilleur ?
L'ennui, diront certain·e·s. Le besoin d'un semblant de normalité, de légèreté, évoqueront d'autres. Peut-être. Et au contraire des actes qui en découlent, ces sentiments sont légitimes. De plus, chacun·e vit son confinement comme il peut, comme il veut, ça ne fait aucun doute, du moment que les mesures de sécurité sont respectées. Et personne ne cracherait sur un refuge de 200 m² en campagne si ça lui permettait de fuir son logement étriqué sans compromettre la santé de ses proches, que ce soit clair.
On ne reproche d'ailleurs pas tant la situation luxueuse vécue par une partie de la population, qu'une manie systématique de la documenter. L'étaler aux yeux de tous plusieurs fois par jour donne à penser que le bien-être extérieur n'est pas une priorité : tant pis si cela crée un sentiment de frustration dont on se passerait bien actuellement, pourvu que ma photo soit vue. Pourvu qu'on sache ce que je vis, et comment.
Seulement, en ces temps de crise sanitaire et d'inégalités exacerbées, l'heure est justement trop grave pour oublier les autres. Pour oublier que ce qui nous empêche de se déplacer librement, c'est le fait qu'une maladie virale et vicieuse infecte les plus faibles, mais pas uniquement. Que les gens meurent pas milliers dans les hôpitaux, seuls. Qu'ils s'éteignent chez eux, dans leur lit, seuls aussi. Qu'il ne s'agit pas d'une escapade improvisée dans sa propriété secondaire au milieu des champs, discutable au demeurant, mais d'un moyen d'éviter le pire en se coupant du monde quelques semaines. Quelques semaines, quelques mois peut-être, où l'on vous demandera de ne pas abuser à diffuser votre quotidien de rêve sur les réseaux sociaux.
Vivez-le, ayez conscience de votre chance car elle est réelle. Mais rappelez-vous que de l'autre côté de l'écran, certain·e·s bossent parce qu'ils ou elles n'ont pas le choix, certain·e·s risquent leur vie, certain·e·s étouffent dans un environnement nocif, certain·e·s en ont juste ras le bol de se taper quinze vidéos par semaine de vos quotidiens privilégiés avec décompte des jours confinés intégré sur le parasol.
Pour ces quelques semaines, jusqu'à ce que les choses se calment, que le déconfinement s'organise, qu'on retrouve une liberté qui nous manque : arrêtez. Et si vous souhaitez vraiment communiquer en ligne, préférez les mots de soutien, les anecdotes drôles, à la rigueur les souvenirs, qui font sourire. Surtout, soyez sûr que publier une énième story en maillot de bain n'arrangera pas les choses, bien au contraire.