Dimanche, midi tapantes. Après quelques verres de vin blanc à l'apéro et une discussion de plus en plus enthousiaste, ça y est : on démarre notre première raclette de l'hiver. L'appareil Tefal usé par les années a eu le temps de chauffer, il est l'heure de glisser la tranche encore fraîche dégotée chez le fromager du coin dans la petite poêle, puis sous le grill. On l'entend qui grésille, nos papilles frétillent.
A table, une dizaine de personnes papotent joyeusement en s'échangeant les plats de charcuterie, de pommes de terre, de salade. Et bien sûr, l'indispensable pot de cornichons. On se sert, on s'organise, on s'approche du but.
Dans l'assiette, chacun·e sa technique. Il y a les adeptes de la fragmentation - qui séparent le jambon cru de la patate pour y faire dégouliner le fromage fondu sur l'un puis sur l'autre - et les fans de ce qu'on nommera "le grand mix" - qui consiste à découper viandes et féculent en petits morceaux, à les rassembler, à les mélanger, avant d'ajouter le composant laitier principal. Pas de jugement, c'est selon son humeur, ses habitudes et ses envies de la saison.
D'ailleurs, c'est un peu ce qui ressort du plat traditionnel alpin : l'important n'est pas uniquement ce qu'on déguste, c'est aussi comment on le fait. L'atmosphère qui se dégage du moment que l'on partage avec nos proches, les souvenirs qu'on crée à l'instant t, et ceux du passé, auxquels le repas d'aujourd'hui nous ramène avec une nostalgie heureuse.
Alors qu'on hésite entre un autre morceau de fromage nature et un ail des ours plus relevé, on savoure. Le repas et l'ambiance. Et on s'interroge : qu'est-ce qui fait, concrètement, que la raclette fédère autant les foules ?
Car quand on y réfléchit, rares sont les dîners organisés entre potes où le nom du plat - autre que celui-là - est brandi tel un argument infaillible. On ne lira pas sur le groupe WhatsApp de nos copains-copines "gratin de courgette à la sauge samedi soir ?" ou "filet de saumon en papillote ce midi ?" avec le même entrain que "qui s'occupe de la rallonge électrique et du jambon de pays ?"
A l'instar du barbecue, la raclette n'annonce pas un moment de retrouvailles comme les autres. Elle incarne une promesse. Celle de quelques heures de détente, de bonne bouffe, sans préparation requise ou presque, de simplicité et de convivialité. Et de ressortir comblé·e et repu·e, aussi bien culinairement qu'émotionnellement.
Parce que les questions existentielles méritent des réponses fouillées, on a consulté spécialistes et amatrices afin de déterminer ce qui se cache derrière l'engouement. Décryptage.
Emilie Garel est psycho-nutritionniste à Paris. Son métier consiste à étudier les liens entre l'estomac et l'esprit. Par téléphone, elle nous éclaire volontiers sur le sujet. "Ce qu'on vient chercher dans l'acte de manger, c'est le lien social", nous explique-t-elle d'abord. "D'autant plus avec les confinements que l'on a vécus ces deux dernières années, retrouver ce lien social à nouveau est très précieux. Et la raclette est un plat qui allie beaucoup de choses positives à mon sens."
Elle poursuit, ajoutant quelques notions nutritives : "Si on la découpe par exemple, si il n'y a que le fromage ou que la pomme de terre, ça devient nettement moins intéressant. En revanche, en alliant les deux ingrédients, on obtient un point de satisfaction, un orgasme culinaire, qui devient possible en associant le sucre de la pomme de terre, l'amidon, et le gras du fromage. Ce combo gras-sucre va venir produire un choc de dopamine, dont le cerveau se souvient. Il y a quelque chose de purement physiologique, une réaction hormonale dans la raclette".
Un réconfort interne immédiat, donc, qui émane aussi de l'environnement dans lequel elle est consommée. "Le plat et l'appareil sont chauds, il fait froid dehors, on est tous ensemble, il n'y a rien à préparer, c'est économique", énumère Emilie Garel comme autant de raisons de s'y adonner. "Et puis, on peut faire ça partout, tant qu'il y a une prise électrique !"
On lui suggère : si personne ne finit dans la cuisine pendant des heures avant et après le souper, peut-on dire qu'il s'agit du plat de l'égalité ? "Oui, c'est vrai", sourit-elle. "C'est également collaboratif et sans pression".
Ce que Tiffany, 40 ans, confirme sans hésiter : "C'est ma botte secrète. J'adore la raclette car je n'ai absolument rien à faire, et tout le monde est content. Bon d'accord, il faut aérer pendant des jours après et boire deux litres d'eau avant d'aller se coucher, mais ça vaut le coup." Tellement, que c'est ce qu'elle sert tous les ans au réveillon. "Comme ça, personne ne stresse pour la cuisson".
Des bons points qui ont certainement participé à convaincre le proviseur d'un collège de Moselle de servir de la raclette à la cantine ce 13 décembre, journée mondiale dédiée. Après une campagne réalisée par plusieurs élèves et membres d'un collectif motivé (le RERC pour Rires et raclettes chantants) et une chanson aux paroles particulièrement inspirées ("En chaussettes ou en claquettes, j'aime la raclette, avec elle c'est la fête, j'aime la raclette"), l'établissement scolaire a cédé, assisté par les prêts d'appareils venant de toute la région.
Un happy end comme on les aime.
Au fil de notre discussion, on aborde un point qui nous chiffonne : la façon dont la recette a récemment fini dans un bowl.
C'est l'idée du resto parisien The Grilled Chease Factory. "Parfait pour kiffer la raclette sans avoir à nettoyer l'appareil", juge le magazine Le Bonbon. Alors certes, le lieu assure que les produits sont frais, mais le principe en lui-même nous échappe : pourquoi enfermer dans une boîte en carton pour un déjeuner express en solo un plat qui doit être savouré en communauté ?
"J'en ai goûté un il y a peu de temps, ça m'a déprimée", nous confie Emmanuelle, 34 ans. "J'avais envie d'un remontant un peu gourmand sauf que ça n'a pas du tout eu l'effet escompté. Je me suis retrouvée face à ma boîte à fromage entre deux réunions, à l'engloutir rapidement sans en apprécier les aliments. C'était très frustrant. D'habitude, la raclette c'est tout un rituel, un rassemblement. Là, c'était bien fade".
"Ça casse tout le mythe, tout l'enjeu, tout le rôle de la raclette", déplore à son tour la psycho-nutritionniste Emilie Garel. "Il ne faut pas individualiser ce plat-là". De plus, pour l'experte, l'affection qu'on attache à la spécialité traduit une envie de retour à la simplicité, et à des valeurs plus essentielles. Un argument que partage Emmanuelle, ainsi que Hubert Thuet, artisan affineur à Thônes, en Haute-Savoie.
"La raclette est un plat social, on se fait rarement une raclette tout seul, on réunit du monde. Et par les temps qui courent, ça prend encore plus de valeur", affirme le fromager. Il constate par ailleurs un "gros retour au terroir" auquel appartient, entre autres, le plat convivial. "Une volonté de consommer local", ajoute-t-il, qu'il date au premier déconfinement. "Les gens se posent aujourd'hui les vraies questions. Ils ont pris le temps de se demander : où est-ce que j'achète, qu'est-ce que j'achète, comment est-ce produit ?".
Il nous donne quelques chiffres édifiants. "En 2016, se produisait 2 200 tonnes de raclette de Savoie (indication géographique protégée ou IGP), contre plus de 3 000 en 2020". Au total, il estime de 10 à 15 000 tonnes de production de raclette en France par an, et le fromage est même exporté aux Etats-Unis. C'est dire si la "mode" n'est pas près de s'arrêter. Mais à ce sujet, d'où vient-elle, exactement ?
"La raclette en elle-même est née en Suisse. La 'mode' de la raclette et d'autres spécialités savoyardes a quant à elle vraiment commencé avec les stations de sports d'hiver, dans les années 60", développe Hubert Thuet. "Le terme 'raclette' vient à peu près de cette période-là. Pour ce qui est du plat en revanche, il remonte à bien plus loin : au Moyen Âge. A l'époque, les paysans mettaient le fromage devant le feu, en quart de meule ou en demi meule, et ils raclaient. Ils appelaient ça le 'fromage rôti sur le feu'". Pragmatique.
Avide de conseils pour épater la galerie, on questionne le spécialiste sur ses secrets pour la réussir. Réponse : privilégier la qualité et le traditionnel.
"Pour ce qui est du fromage, il y a beaucoup de choses qui ont été inventées et qui s'éloignent de l'arôme naturel". Dernier en date : la raclette au CBD. "Il faut diversifier, c'est bien", continue l'artisan. "Mais personnellement, je dirais que la vraie raclette, c'est celle qui est préparée avec un fromage nature, venant de vaches sainement alimentées, dans des prairies super équilibrées, dont la fabrication et l'affinage sont irréprochables, et obtiennent une quintessence des arômes. Et là, c'est le bonheur", assure-t-il. On veut bien le croire.
Ajouter à cela "une belle charcuterie traditionnelle" et des cornichons - "tant qu'il y a des cornichons, il y a de la raclette !", lance Hubert Thuet en prêchant une convaincue - et le repas est sûr de faire des émules. Ça tombe bien, on avait encore deux-trois irréductibles à initier aux plaisirs de la spécialité.
Alors, on s'y met ?