C'est la vingtième notification que je reçois dans le groupe familial depuis le début de l'après-midi. Il est à peine 15 heures, on est jeudi. En cours, un débat autour de la prolongation du confinement, de Noël, du vaccin, et quelques vidéos humoristiques envoyées par mon oncle qui tente péniblement de remonter le moral des troupes. Un stratagème qui marche une fois sur deux.
En dessous, dans l'historique des conversations, celle créée avec mes copines. La photo de profil est un cliché de nous six au bord d'une piscine, en 2014. On est collées les unes contre les autres, souriantes et insouciantes, c'est à la fois joyeux et irréel. Les derniers échanges datent de la veille. On se dit qu'on se manque, qu'on a plein de choses à célébrer, et qu'on devra sûrement attendre l'été 2021 pour fêter mes 30 ans qui viennent de passer. Une perspective lointaine mais réjouissante : peut-être qu'à ce moment-là, la vie aura repris son cours pour de vrai ?
Depuis que la pandémie a transformé nos quotidiens, ils sont comme une petite bouée de sauvetage dans des journées bien monotones. Les groupes WhatsApp deviennent un lien précieux avec l'extérieur, une sorte de rendez-vous technologique qui permet de conserver une sensation de cohésion, voire même de renouer le contact avec ceux et celles qu'on a perdu de vue pendant (trop) longtemps. On y papote d'ailleurs tellement cette année qu'au printemps, l'application a enregistré un pic de connexion qui dépassait celui du 31 décembre. Un record qui prouve les bienfaits de la technologie ? Sans aucun doute.
Mais les avantages de la messagerie instantanée, et la communication ultra-rapide et permanente qu'elle permet, sont à double tranchant. Chez certain·e·s, ces discussions digitales sont même la source d'une anxiété réelle. D'un sentiment d'oppression étouffant renforcé par une accumulation de notifications interminable, dont le chiffre grandit en même temps que notre envie de les mettre en sourdine. Et de n'y répondre que dans quelques jours, ou mois.
On a voulu savoir comment la plateforme aux deux milliards d'utilisateur·ice·s mensuel·le·s influe sur notre santé mentale, et si la balance penche davantage vers le négatif ou le positif. Réponse.
Aujourd'hui, il est possible de contacter n'importe qui, n'importe quand, et ce, peu importe l'endroit où il·elle se trouve sur la planète. Notre cousine en Argentine, notre frère en Angleterre, notre soeur en Charente. Pour une discussion d'une heure, de deux minutes chrono ou quelques mots à peine lisibles après un apéro trop arrosé (à domicile en 2020).
Une possibilité géniale qui rend le monde plus petit dans le bon sens du terme, mais qui a aussi tendance à nous priver d'un luxe pourtant essentiel : celui de ne pas être joignable. De pouvoir déconnecter quand on veut sans que cela ne requiert un processus conscient. De ne pas chercher frénétiquement, non plus, comme un réflexe flippant, son téléphone de la main pour vérifier qu'on ne nous a rien envoyé.
Mais envoyé quoi, d'ailleurs ? Un énième gif de bébé qui danse ? Une vidéo d'un hippopotame qui pète ? Ou dans d'autres cas, plus inquiétants, des fake news dangereuses qui se répandent comme une traînée de boue visqueuse ? Rien qui ne corresponde au sujet principal de la conversation qui les accueille, non plus. Selon la psychothérapeute Lucy Beresford, ce sont justement ces digressions fréquentes et les notifications qui les accompagnent qui provoquent de petits pics de stress dans notre cerveau, enrichissant notre WhatsAppophobie chronique.
Ça, et la pression de devoir répondre immédiatement : "On peut se sentir coupable d'être agacé·e, ou de ne pas trouver ces contenus hilarants ou utiles d'une part", explique-t-elle au HuffPost britannique. "Et bien sûr, nous sommes aussi stressé·e·s, car nous pensons que nous devons réagir le plus vite possible - et peut-être avec plus d'esprit que le précédent intervenant. Qui a besoin de cette pression ?"
Cette "pollution", certaines s'en passeraient bien. "Je ne sais pas quand nous avons décidé que les discussions de groupe s'apparenteraient à Twitter, où chacun partage un mème ou une blague qui n'a absolument rien à voir avec la conversation, mais c'est une impulsion qu'il faut enterrer", lâche avec virulence l'autrice Maria Del Russo dans un texte pour The Lily. Elle le martèle, les groupes WhatsApp doivent s'en tenir au but initial pour éviter de sombrer dans le côté obscur de la force : un flot continu de phrases incohérentes qu'on finira par ne plus lire, entrecoupées d'images qui ne font rire personne mais n'oublient pas de pourrir la galerie photo de notre téléphone.
A Cosmopolitan US, la journaliste Hannah Smothers évoque un autre de leurs défauts : la façon dont, parfois, ils incitent à moins entretenir nos amitiés. Plutôt qu'un texto personnalisé à chacun·e de nos proches, pour prendre des nouvelles et engager un dialogue sincère, on se contente d'un "vous faites quoi ?" fainéant qui ne mène pas à grand chose, si ce n'est davantage de temps sur les écrans, observe la jeune femme. Lasse de ce schéma qu'elle juge nocif, elle a fait l'expérience de quitter tous les groupes auxquels elle participait d'un coup.
Résultat : un sentiment de FOMO difficile à chasser, et une pointe de solitude qu'elle n'avait pas anticipée. "Je n'avais pas réalisé à quel point j'aimais rire des conneries ridicules de mes amis jusqu'à ce que je me retire de la conversation", admet-elle. Car le lien social que le réseau garantit, particulièrement en pleine pandémie mondiale qui force à l'auto-isolement, est à ne pas sous-estimer.
Il y a quelques années, mon meilleur pote me confiait qu'il venait de passer quelques mois difficiles psychologiquement. Une fin de relation et des études qui lui avaient donné du fil à retordre, alors qu'on ne vivait pas dans le même pays. Quand je lui ai demandé pourquoi il ne m'en avait pas parlé plus tôt, il a répondu qu'il n'en avait pas eu besoin : le groupe commun avec notre troisième acolyte lui avait suffi à se changer les idées, à tenir le coup. Un sas de décompression nécessaire dont on n'avait aucune idée, nous, les deux autres participantes, mais qui aurait fonctionné à merveille.
En 2020, ils·elles sont nombreux·se·s à louer les vertus de ces "salons" numériques. Dans les colonnes du Monde, Laure-Anne les décrit comme une façon de "réduire le sentiment d'isolement". Cette Brestoise de 43 ans a créé une conversation avec ses trois soeurs et leur mère, pour pallier l'impossibilité de lui rendre visite. "Grâce à ces outils de communication, on se sent plus solidaire les uns et des autres", commente à son tour André. En avril, plus de 500 000 Français·e·s avaient rejoint l'un des 1 000 groupes solidaires créés pour se rendre des services entre voisin·e·s, aider le personnel soignant à se loger ou soutenir des commerçant·e·s, énumère Le Parisien. Le retraité de 72 ans, qui a aussi adopté les "skypéros" avec ses ami·e·s, ajoute : "Cela permet d'avoir une continuité avec notre vie d'avant".
La vie d'avant et les habitudes qu'on y avait, c'est peut-être l'un des sujets les plus récurrents au fil de ces innombrables échanges. En famille ou entre ami·e·s, on atténue ces pointes de nostalgie à grand coup de projets futurs hypothétiques, s'assurant que des jours meilleurs arrivent bientôt et détaillant comment on les passera - enfin - ensemble.
En attendant, on se divertit comme on peut, on regarde les vidéos de notre oncle, on se soutient, on se fait rire. On vide notre sac sur un quotidien qui nous pèse, on se réconforte. Et malgré la distance : on resserre les liens. "Je ne me suis jamais sentie aussi proche de mes amis", affirme Valeria, 29 ans, au Monde. Et en réfléchissant à mon utilisation personnelle quasi continuelle, et à la façon dont, avec les miens, nos conversations se sont intensifiées ces derniers mois, je crois que moi non plus.