Je ne sais pas quoi dire, parce que tout paraît indécent, mais je suis incapable de garder le silence. J'ai le cul entre deux chaises, je suis athée, petite-fille d'immigrés kabyles musulmans, je suis fan de rock sale et j'aime les chansons qui parlent de Satan et toute la mythologie qui tourne autour des ténèbres et des créatures qui les peuplent.
Parce que c'est drôle de jouer aux grands méchants, de danser autour du feu, de célébrer toutes ces choses qui sont censées nous faire peur, nous paralyser, pour en faire des sources de joie et de plaisir, des prétextes pour se rassembler, se rencontrer, s'aimer. Le rock sale nous unit, dans la sueur et les douleurs cervicales. Il m'a rendue meilleure, m'a offert mes premières amitiés, mes premiers amours, mes premiers émois. Il m'a élevée et m'a aidée à grandir, à afiner mes goûts, à voyager, à créer. J'ai toujours puisé mon inspiration dans les thèmes sombres, dans les contes qui parlent de dualité, de démons, de monstres à cornes et à sabots, parce que j'y ai vu quelque chose de rassurant, que j'ai pu m'approprier cette noirceur pour en faire quelque chose de positif.
Et aujourd'hui, ce passe-temps, ces simples goûts culturels, me mettent en danger. Je suis en danger parce que je suis française, parisienne, que j'aime la musique et que je sors avec mes amis. Parce que j'ai mangé au Petit Cambodge trois jours avant, que j'étais en terrasse pas loin une heure plus tôt, parce que je vis, purement et simplement, comme on me l'a appris. Parce qu'on m'a appris à décider. Parce que j'ai été élevée dans un pays qui me l'a toujours permis, par des parents qui m'ont toujours encouragée à explorer, choisir, tester, fantasmer, fabuler.
Moi, athée, fille d'athées, nièce de chrétiens, petite-fille de musulmans, je ne sais plus où me placer.
J'ai toujours été du genre à faire de grands discours sur le fait de ne pas céder à la peur, de continuer à vivre et à aimer, à sortir et à s'approprier ces quartiers qui sont les nôtres, mais là, j'avoue que j'ai un peu plus de mal. C'est toujours facile de l'ouvrir quand on est pas vraiment touché. Et cette fois, ils ont touché à mon mode de vie. Ça semble égoïste, comme ça. On repense à tous ces discours sur le ton "oui bah il se passe la même chose ailleurs et vous pleurez pas autant, hein". Bien sûr qu'on pleure, mais bien sûr aussi qu'on pleure plus fort encore quand ça nous touche directement.
On est pas égaux sur l'échelle de la douleur, on ne peut que souffrir concrètement de ce qu'on connaît. On peut compatir, s'offusquer, soutenir, se mettre en colère, protester contre ce qui se passe ailleurs. Au quotidien, j'ai mal au monde, j'ai mal de voir ce qui se passe chaque jour, toutes ces vies qui tombent, qui sont détruites ou bousculées, sous des prétextes idéologiques foireux qui me paraissent complètement absurdes. Mais jusqu'à vendredi, je me sentais protégée. Protégée par ma nation, par notre statut de "pays développé", de grande puissance mondiale. Protégée par ma ville, qu'on définit encore comme une capitale de la culture, ville de lumières, ville de l'amour.
Et maintenant, on tire sur mes copains. Sur mes voisins. Sur notre liberté. Celle dont on est si fiers, qui nous rend parfois arrogants et pédants, ces lauriers sur lesquels on se repose depuis si longtemps sont aujourd'hui tâchés de sang pour une raison que je n'arrive pas à comprendre. Je sais qu'en face il y a des soldats, des gens persuadés d'agir pour le bien commun, fidèles à une idéologie qui leur est chère, en laquelle ils croient et pour laquelle ils sont prêts à donner leur vie pour en éliminer des centaines d'autres. Ils font le ménage, et pensent construire un monde meilleur en détruisant le nôtre. Et c'est encore plus terrifiant. Comment lutter contre des certitudes ? Contre des gens persuadés d'agir pour la bonne cause ? C'est une menace avec laquelle on ne peut raisonner. Un conflit qu'on ne peut régler par une trêve, des compromis, des accords de paix.
Comment allier notre envie de liberté, de rester debout, de continuer à vivre et notre peur de crever sous les balles pour la simple et bonne raison que nous sommes qui nous sommes ? C'est notre identité toute entière qu'on attaque aujourd'hui. Et on ne peut pas fuir son identité.
Alors comment on fait maintenant ? Maintenant qu'on sait que le simple fait de se réunir entre amis dans nos petits quartiers représente un danger ? Bien sûr qu'on a envie de résister, bien sûr qu'on a envie de continuer, de crier qu'on ne se laissera pas faire. Mais quand deux clampins balancent des pétards dans les rues, on se jette tous à terre en attendant la fin, et quand sonne la fausse alerte, on se demande si maintenant ça va être comme ça tous les jours.
Cette fois, il n'y a pas de fin. Pas de conclusion. Pas de "Les méchants ont été attrapés, vous pouvez reprendre une activité normale !". Nous ne sommes pas en reconstruction ni en guérison, nous sommes en survie, en prudence, en trouille bleue. On essaye de lutter mollement contre l'enfermement, l'isolement, le repli sur soi, les amalgames. Tout paraît vain. Tout paraît futile. Le pays est à cran, la ville tremble et on ne sait plus trop comment avancer, alors on se met en pilote automatique et on navigue comme à ses habitudes comme on le peut. On met un réveil, on va se doucher, on prend les transports, on se regarde les uns les autres dans un silence presque méditatif, on ne prend plus la peine de souffler quand quelqu'un nous bouscule. On va travailler et on tapote sur son clavier en s'accrochant à son éthique et sa décence et l'envie de continuer, de faire comme avant.
Mais rien ne sera plus jamais comme avant, n'est-ce pas ?
Je n'arrive pas à imaginer un après. Je n'arrive pas à imaginer vivre sans peur, alors que je m'y suis toujours fermement opposée. J'ai l'impression que tout est cassé, Et peu importe ce que je dis, peu importe ce que je pense, peu importe que je pleure ou que je me marre : tout semble indécent.