On prend les mêmes et on recommence : comme en 2017, le casting du second tour voit s'affronter le président sortant Emmanuel Macron (27,84 % des votes au premier tour) et la candidate du Rassemblement national Marine Le Pen (23,15 %). Alors que de nombreuses inconnues pourraient faire basculer le scrutin ce 24 avril, nous avons voulu faire le point avec la chercheuse en sciences politiques, directrice de recherche émérite au CNRS et spécialiste de l'extrême droite Nonna Mayer.
Comment expliquer le score élevé de Marine Le Pen en 2022 ? Qui sont ses électrices et électeurs ? Quelles menaces son programme populiste fait-il peser sur la France et l'Europe ? Décryptage.
Nonna Mayer : Marine Le Pen fait tout simplement le meilleur score que le parti ait jamais fait à un premier tour d'élection présidentielle. Elle passe de 21% en 2017 à 23% en 2022. Au-delà de Marine Le Pen et quelle que soit l'issue du second tour - où certains sondages la créditent d'un score sans précédent de 49% -, c'est l'ensemble de l'extrême droite qui atteint un niveau historique. Car si l'on rajoute les deux autres candidats d'extrême droite (Eric Zemmour et Nicolas Dupont-Aignan), on dépasse 32% des suffrages exprimés. C'est du jamais vu dans un premier tour. Il y a une vraie dynamique électorale.
N.M. : Marine Le Pen a fait une excellente campagne : elle a commencé très tôt, a joué la proximité en labourant les petites villes et les zones rurales, et elle a perçu avant tout le monde l'importance du thème du pouvoir d'achat et les inquiétudes face à la hausse des prix. Elle est même parvenue à faire oublier ses affinités avec Poutine.
Il y a également une tendance de long terme liée à sa stratégie de "dédiabolisation" qui lui a permis de montrer une image plus lisse comparée à celle de son père Jean-Marie Le Pen, et notamment sa condamnation de l'antisémitisme. Cela ne veut pas dire que les cadres et les électeurs l'ont suivie. Mais elle se présente même comme un rempart pour les Juifs, ainsi que les gays et les femmes, contre la menace que représenterait pour eux l'islam radical en France. Elle a retourné l'argumentaire : nous ne sommes pas racistes, nous ne sommes pas antisémites, nous sommes le rempart de la démocratie contre la menace islamiste. Son image s'est améliorée, même si ce n'est pas encore gagné : il reste encore 50% de l'électorat qui voit en elle un danger pour la démocratie, alors qu'ils étaient jusqu'à 75% du temps de son père.
Et surtout, je pense qu'elle a eu un impact particulier sur le vote féminin. A travers toute l'Europe, il y a ce qu'on appelle le "Radical Right Gender Gap", le fait que les électrices soient systématiquement plus réticentes à voter pour les droites radicales, perçues comme violentes, viririlistes, sexistes, effrayantes. Il y avait environ 7 points d'écart entre le niveau de soutien des hommes et des femmes du temps de Jean-Marie Le Pen. Avec sa nouvelle stratégie ciblant l'électorat féminin, en se présentant comme une femme, Française, mère et travailleuse, Marine Le Pen a réussi à faire en sorte que cet écart n'existe plus.
Quand on regarde dans le détail, on constate que chez les jeunes femmes, celles qui votent pour la première fois à une présidentielle en 2017, qui ont moins de 24 ans, qui n'ont connu le FN qu'à travers l'image que donne Marine Le Pen, 35% ont voté pour elle au premier tour contre 25% des hommes du même âge. Or les femmes représentent 52 à 53% de l'électorat. Tout cela explique la progression électorale de Marine Le Pen.
N.M. : Eric Zemmour était présenté au départ comme son concurrent, capable de dégonfler la bulle Marine Le Pen. Dans certains sondages, il la dépassait même dans les intentions de votes. Mais son score s'est totalement affaissé, surtout à partir du meeting de Villepinte qui a donné une image de violence. Il avait pour lui l'attrait de la nouveauté et de la radicalité. Mais cette radicalité s'est retournée contre lui. Et il s'est mis à dos les femmes par ses positions misogynes. Marine Le Pen est apparue par contraste comme infiniment plus modérée. Ce qui devait être un obstacle est devenu un avantage.
L'image de Zemmour s'est détériorée pendant la campagne tandis que la sienne s'est améliorée. Au début de la campagne, seuls 28% de l'électorat pensaient qu'elle avait l'étoffe d'une présidente de la République. A la fin, ils étaient 39% (contre 20% pour Zemmour). Même si le RN n'est toujours pas perçu comme un parti comme les autres, sa candidate inquiète beaucoup moins qu'un Zemmour. D'autant qu'il s'est empêtré dans la guerre en Ukraine.
N.M. : Marine Le Pen a réussi le tour de force de faire oublier qu'elle était une admiratrice de Poutine, elle qui lui avait rendu visite en 2017 et avait obtenu un prêt d'une banque russe. Elle a tout de suite mis l'accent sur les conséquences économiques "terrifiantes" qu'auraient non pas la guerre en Ukraine, mais les sanctions économiques envers la Russie- critiquant indirectement Macron. Et contrairement à Zemmour, elle a tout de suite dit qu'elle accepterait des réfugiés et condamné les pertes civiles. C'est très habile.
N.M. : Je ne pense pas qu'il y ait un déni collectif : nombreux sont celles et ceux qui, notamment à gauche, sont très mobilisé·es contre elle. Mais il est vrai qu'il n'y a pas eu de grandes manifestations dans la rue comme en 2002. Or même si Marine Le Pen a encore un déficit d'image et fait encore peur, ce que certain·es qualifient d'"accident démocratique" n'est pas à exclure.
En politique, il y a toujours une part de hasard. Jean-Marie Le Pen s'était qualifié pour le second tour de l'élection présidentielle de 2002 en devançant Lionel Jospin de seulement 194 000 voix. Quand vous savez qu'en France, il y a environ 70 000 bureaux de votes, on voit bien qu'il suffit de moins de trois voix par bureau pour que tout change, surtout dans un contexte aussi serré.
N.M. : Ce qui m'inquiète, c'est le fait que l'électorat se décide de plus en plus tard, voire au dernier moment. Il est donc très difficile de savoir ce qui va se passer. Mais il y a surtout la tentation de l'abstention dans un électorat lassé d'être confronté de nouveau à un choix qu'il rejette, entre les mêmes deux candidats. Tout va se jouer sur la mobilisation différentielle de chaque camp.
Et puis tout dépendra des reports de voix. Ceux qui sont convoités par Marine Le Pen et Emmanuel Macron, c'est évidemment les électeurs de Jean-Luc Mélenchon. Et là, c'est compliqué. Même si Jean-Luc Mélenchon a dit et redit "Pas une seule voix pour Marine Le Pen", il reste quand même sur une posture de "ni-ni", sans appeler explicitement à voter pour Macron. Une large partie de son électorat risque d'être tentée par l'abstention, le vote blanc ou nul, voire un vote Le Pen pour une petite partie, par provocation, ras-le-bol ou par choix de la politique du pire.
Beaucoup d'électrices et d'électeurs de gauche modérée ont voté pour Jean-Luc Mélenchon (FI) à la dernière minute pour éviter d'avoir une Marine Le Pen au second tour : elles voteront Macron sans aucun état d'âme. Cela sera plus difficile pour celles qui en ont marre du front républicain en se disant : "A quoi ça sert de s'opposer radicalement à Macron pendant 5 ans si c'est pour voter pour lui maintenant ?". C'est là que réside la très grande incertitude de ce scrutin.
N.M. : Il y a une chance infinitésimale mais on ne peut pas l'exclure. Cela dépendra de ces mouvements croisés de dernière minute. Tout est très incertain.
Vous aviez écrit un livre sur "ces Français qui votent Le Pen" en 2002. Qui sont ces personnes qui votent Marine Le Pen en 2022 ?
N.M. : L'électorat n'a pas énormément changé, à l'exception du ralliement des femmes. Depuis 1984 et les premiers succès électoraux du FN, la variable-clé la plus prédictive, est l'éducation. Il y a une relation directe et négative entre le niveau de diplôme et le vote pour Marine Le Pen, qui passe de 10-11% chez les personnes qui ont fait des études supérieures à 37% chez celles qui n'ont pas le Bac. Pourquoi ? L'école ouvre sur les autres cultures, sur les langues, sur le reste du monde, elle apprend à penser, à avoir un esprit critique, à se méfier des idées reçues. Et puis l'éducation, c'est la porte d'entrée sur le marché du travail. A contrario, ceux qui n'ont pas le Bac peuvent avoir du ressentiment contre ceux qui l'ont, contre les "intellos".
Le revenu est aussi une variable-clé. Plus il est faible, plus on vote pour Le Pen. C'est aussi chez celles et ceux qui gagnent le moins que le taux d'abstention est le plus fort. C'est donc dans les classes populaires, les moins avantagées, surtout chez les ouvriers (en majorité des hommes) et les employées de service (en majorité des femmes), que Marine Le Pen fait ses meilleurs scores (plus d'un tiers au 1er tour). Ce vote populaire s'est développé dès les années 90, avec la déception à l'égard de la gauche et le tournant de la rigueur.
Au niveau de la religion, le vote MLP est plus fréquent chez les catholiques non-pratiquants, ceux qui n'ont pas intériorisé les valeurs universalistes des Evangiles.
Enfin, il y a le lieu de résidence. Longtemps, le FN a fait ses meilleurs scores dans les grandes villes. A partir de 2002, ça a été l'inverse. Il a percé dans les villes moyennes, puis les petites villes et enfin dans les zones rurales. Mais au niveau des départements, les zones de force du RN sont quasiment les mêmes que celles du FN dans les années 80 : le Nord, l'Est, la région PACA et le long de la vallée de la Garonne.
N.M. : Elle n'a même pas besoin de le dire. Son mot d'ordre est celui de son père : "Français d'abord". On sait qu'elle incarne la lutte contre l'immigration et contre "l'islamisme", concept très vague qui pour beaucoup de ses électeurs et électrices est assimilé à l'Islam tout court. Marine Le Pen incarne cette position depuis si longtemps qu'elle n'a pas besoin de le rappeler.
Son programme n'a pas changé. La "priorité nationale" est au coeur de son programme, un concept anticonstitutionnel qui, si elle était élue, nécessitera qu'elle fasse un référendum pour réformer la Constitution- ce qui est aussi anticonstitutionnel.
Mais si Marine Le Pen arrivait au pouvoir, cela signifierait que les emplois, les aides, les logements seraient réservés aux Français, le droit du sol serait supprimé tout comme le regroupement familial, le droit d'asile serait drastiquement restreint et la loi Gayssot et la loi Pleven, les lois antiracistes, seraient supprimées. Et puis elle souhaite un référendum sur la peine de mort, ce qui est également contraire à la Constitution.
Quant à la sortie de l'Europe, elle n'a même pas besoin d'en parler : si elle met en oeuvre ses mesures, elle se met automatiquement au ban de l'Union européenne, de tous les traités et conventions internationales qui l'engagent, comme la Convention de Genève et la Convention européenne des Droits de l'Homme.
N.M. : Elle propose des mesures pour aider les jeunes, la TVA à 0% pour les produits de première nécessité, une baisse de la TVA sur l'énergie, la retraite à 60 ans pour ceux qui ont commencé à travailler tôt... Mais elle ne cible pas les populations les plus pauvres. Le problème, c'est le financement de ces mesures. Et surtout, tous les éléments de son programme sont vus à travers le filtre de la préférence nationale et de la hantise de l'immigration. Quand elle défend les femmes par exemple, c'est "contre la menace islamique" ou pour renforcer la natalité et la famille pour faire face à la démographie des immigrés.
Loin de la fraternité qu'elle prétend défendre, c'est une démocratie d'exclusion qu'elle propose. Les citoyens seront inégaux devant la loi, ce qui entre en contradiction avec le principe d'égalité de tous les citoyens devant la loi en France.
N.M. : Dans un électorat peu politisé, cela peut être attractif. Certains sont aussi désabusés sur le mode "on a tout essayé, pourquoi pas elle" ? Et puis il y a une certaine haine d'Emmanuel Macron, manifeste au moment des Gilets jaunes dont la révolte traduisait bien la colère des personnes qui ont un petit salaire, un petit diplôme mais n'y arrivent plus et ont peur de tout perdre.
Ce programme peut en séduire quelques-uns. Mais idéologiquement les Insoumis sont aux antipodes d'une Marine le Pen, pas du tout anti-immigrés notamment.
Derrière sa posture pseudo "féministe", Marine Le Pen s'oppose à l'allongement du délai légal pour l'IVG, entre autres. Elle a d'ailleurs souvent dénoncé les "avortements de confort".
N.M. : C'est un féminisme de surface, mais qui la fait apparaître presque "moderne" pour les partisans de Zemmour ou de la Manif pour tous. Elle est contre les féministes et les théories du genre, mais elle se présente habilement comme une "quasi féministe", comme une femme qui en a bavé et qui connaît les problèmes de la condition féminine.
Pourtant, à Bruxelles, le Rassemblement national ne vote pas quand il s'agit de mesures en faveur des droits des femmes, contre les inégalités salariales par exemple.
N.M. : Oui, c'est ce que font les populistes de droite quand ils arrivent au pouvoir. Ils essaient d'affaiblir les contre-pouvoirs comme les médias, les associations de défense des droits de l'homme, les syndicats, la justice, tout ce qui serait une entrave à une relation directe entre le leader et le peuple serait balayé. On est sur cette ligne-là.
N.M. : Oui et elle a bien compris qu'il lui faudrait d'abord faire une réforme de la Constitution dans laquelle elle voudrait inscrire de nouveaux "principes fondamentaux" : l'identité nationale, la priorité nationale et la lutte contre le communautarisme.
Arrivera-t-elle toutefois à trouver une majorité pour le faire ? Les législatives de juin sont la grande inconnue. Le parti de Marine Le Pen est en crise : en décembre 2021, 400 élus sur 1500 avaient démissionné. Il y a eu des conflits et des purges internes, sans compter ceux qui sont partis chez Eric Zemmour. Le RN va très mal. Mobiliser localement sera parfois difficile.
N.M. : Il faudrait barrer la route au Rassemblement national dès le second tour. Car après, on ne sait pas ce qui se passera. Une fois de plus, il risque d'y avoir une abstention massive aux législatives donc je ne suis pas sûre que la gauche ait beaucoup de marge de manoeuvre. Si on n'est pas d'accord avec les idées de Marine Le Pen, c'est maintenant ou jamais qu'il faut la combattre. Il ne faut pas attendre les législatives de juin.
N.M. : Outre toutes ces mesures qui vont à l'encontre des principes et des normes de l'Union européenne, elle a également dit qu'elle donnerait la prééminence aux lois françaises sur les lois européennes. Elle se placerait en dehors de l'Europe sans le dire, sans parler de "Frexit". Elle est sur la pente des démocraties illibérales comme la Pologne et la Hongrie.
A cela s'ajoutent une complaisance à l'égard de la Russie et son anti-américanisme. Son élection serait difficile à gérer au sein de l'Union européenne, d'autant plus dans le contexte de la guerre en Ukraine.
N.M. : Cela serait une France où il ne ferait pas bon être étranger, immigré, naturalisé et surtout musulman. Il n'y aurait plus de freins au racisme, sans la barrière protectrice des lois Plenel et Gayssot. Il y aurait des incidences au niveau économique et dans nos relations avec nos voisins européens. La France serait mise au ban de l'Union européenne. Sur le plan international, nous serions isolés. Du côté des médias, il y aurait une absence de liberté. Et du côté de l'enseignement, elle imposerait les programmes.
En résumé, il y aurait un recul des libertés et des droits fondamentaux, ce qui risquerait de provoquer des manifestations et des troubles.
N.M. : Il y a fort à parier en tout cas que l'arrivée au pouvoir de la fille de Jean-Marie Le Pen susciterait de fortes oppositions et mobilisations contre elle. Et l'autre élément central de son programme, en dehors de l'immigration, c'est la sécurité, tout un arsenal répressif. Cela risque donc de provoquer une spirale de violences.
N.M. : Il faut avant tout se battre contre les causes de son succès. Ce que Le Pen propose, c'est de protéger les plus fragiles contre la mondialisation, contre l'ouverture des frontières perçue comme dangereuse pour les emplois, pour l'identité du pays, pour la souveraineté de l'Etat-nation. Il faudrait arriver à convaincre que l'Europe protège. Il faudrait une Europe moins bureaucratique, plus proche, plus démocratique. Et il faudrait attaquer de front les inégalités sociales et politiques. Ceux qui sont "en bas" ont le sentiment d'être oubliés, de ne pas être entendus.
Il faudrait surtout réformer les partis politiques. Le taux de confiance dans les partis est tombé sous la barre des 15%. Ils se sont progressivement coupés de leur base, ils ne sont plus représentatifs. Auparavant, ils étaient un trait d'union entre les aspirations de leur électorat et les politiques publiques. Les partis sont en ruine, le PS et LR font 6% à eux deux contre 56% en 2012 (Sarkozy/Royal) et 2017 ( Sarkozy/Hollande). Il est urgent de reconnecter la politique nationale avec les préoccupations quotidiennes, la vie associative et syndicale. Le Référendum d'Initiative citoyenne ne suffit pas. Plein de gens font des choses formidables pour se battre contre le chômage, contre la précarité ou pour la défense de l'environnement au niveau local. Il faudrait fédérer toutes ces bonnes volontés, remobiliser.