Les sondages restent fluctuants et les enquêtes d'opinion appellent toujours à la plus grande prudence. Mais une certitude commence à s'installer : deux candidats d'extrême droite briguent le trio de tête au premier tour de l'élection présidentielle d'avril 2022. Alors qu'Emmanuel Macron survole avec plus de 30% des intentions de vote, Marine Le Pen et Eric Zemmour pourraient se disputer la qualification pour le second tour. Si cette campagne atypique se retrouve actuellement paralysée par la guerre en Ukraine, la présence de ces deux candidats placés aussi haut est pour le moins inédite et préoccupante.
Nous avons voulu en savoir davantage sur cet électorat tenté ou convaincu par le discours réactionnaire distillé par ces deux prétendants à l'Elysée. Et notamment l'électorat féminin.
Qui sont ces femmes qui pourraient choisir un bulletin de vote d'extrême droite le 10 avril prochain ? Comment peuvent-elles être séduites par un candidat ouvertement misogyne et accusé de violences sexuelles ? Quelle stratégie Marine Le Pen entreprend-t-elle pour conquérir cet électorat féminin ? La politologue Christelle Lagier, maîtresse de conférences de science politique à l'université d'Avignon, s'était déjà penchée sur les électorats frontistes lors de la présidentielle 2017. Pour nous, elle décrypte la sociologie des électrices d'extrême droite, les discours de Marine Le Pen et Eric Zemmour à l'adresse des femmes et leurs méthodes pour capter cette base.
Christelle Lagier : Il faut d'abord garder en tête qu'on ne vote pas toute seule : le vote n'est pas un acte individuel comme on pourrait le penser, mais profondément collectif. On vote en couple, en famille, entre amis, dans des univers où l'on partage souvent cette préférence politique. Ces femmes qui sont socialisées à l'extrême droite sont soit dans une configuration matrimoniale où une partie de l'unité du couple se fait autour de ce choix. Et elles peuvent être sur des territoires, comme je le constate dans le Sud-est de la France, où il est plus facile de voter pour un candidat d'extrême droite parce qu'il y a une implantation relativement ancienne du Rassemblement national, ex-FN.
Il n'y a pas de stabilité ou d'homogénéité très forte dans cet électorat. On est sur des mouvements de personnes qui votent de manière alternative entre extrême droite et d'autres formations politiques, en dehors des idéologues et des militants très impliqués. Comme un ballon qui se gonfle et se dégonfle. Par exemple, Le Pen fait de gros scores à la présidentielle et aux Européennes et ça se dégonfle sur les législatives et les élections locales.
C.L. : C'est compliqué de comparer des résultats électoraux et des intentions de votes. Comment ces 11% de femmes ont-elles été interrogées et sélectionnées ? Quel âge ont-elles ? A quel milieu social appartiennent-elles ? Il y a des variables sociologiques qui sont essentielles dans les positionnements politiques. Il faudra donc attendre les résultats pour vraiment analyser les votes.
Je l'ai constaté : il y a toujours un biais entre le vote effectif pour l'extrême droite et les intentions de vote, parfois, faites dans une démarche provocatrice, de ras-le-bol. Et le candidat Zemmour joue beaucoup sur cette thématique.
Mais oui, il y a des femmes qui soutiennent les propositions réactionnaires et rétrogrades de ce candidat. Ce sont des femmes qui appartiennent à des univers où l'assignation à des rôles genrés est essentielle dans la définition de leur identité. Ce sont généralement des profils plutôt âgés ou alors, comme dans l'électorat de Marine Le Pen, qui sont en situation de précarisation professionnelle et personnelle, ce qui peut les conduire à un rejet du système. Dans ces cas-là, on va vers le candidat qui va faire le plus de bruit dans un champ politique relativement atone.
C.L. : Je ne suis pas sûre qu'elles y adhèrent. Dans les entretiens que j'ai pu faire auprès d'électrices relativement jeunes du Rassemblement national, elles avaient bien conscience que ce parti n'était pas celui qui allait défendre leurs droits. Mais il y a ce sentiment que les droits des femmes sont des acquis et qu'il serait très difficile pour n'importe qui de revenir dessus. Donc pour elles, il n'y a pas de "danger".
Eric Zemmour fait des déclarations outrancières, prône un retour à des valeurs "traditionnelles" pour des populations qui se sentent un peu perdues dans une société où elles n'arrivent pas à trouver leur place.
Mais la déclaration d'intention de vote pour un candidat ne traduit pas forcément une adhésion à un programme et des propositions. Ce sont des choses finalement très minoritaires dans les mouvements électoraux. Et pour avoir beaucoup travaillé sur les raisons du vote d'extrême droite, on s'aperçoit qu'elles sont très loin d'être rationnelles.
C.L. : Cela a un effet rassurant pour des gens qui ont le sentiment que les discours féministes pourraient fragiliser la société, transformer profondément les relations entre les femmes et les hommes qui fonctionnent selon des modèles qu'on a l'impression de maîtriser. Il y peut y avoir ce sentiment du "on va trop loin" et on aimerait un retour en arrière pour que les choses se rééquilibrent.
Cette position est très en vogue et il y a une large responsabilité des formations politiques de gauche qui ont abdiqué sur ce sujet. Depuis quand serait-il devenu problématique de se déclarer féministe, progressiste, antiraciste ? Aujourd'hui, ce sont les thématiques portées par l'extrême droite depuis une vingtaine d'années que l'on place au coeur du débat public.
C.L. : Oui, la France en marge. A l'heure où l'on nous dit que le clivage droite-gauche n'existe plus, il faut quand même que les gens arrivent à se positionner. Donc aujourd'hui, on joue sur l'ouverture et la fermeture, sur la mondialisation et ceux qui en sont exclus, sur le clivage entre les ruraux et les urbains.
Zemmour tente de séduire celles et ceux qui ont le sentiment de ne pas profiter de la transformation de la société. Il est clairement sur cette rhétorique de la défense des laissés-pour-compte.
C.L. : Oui, très clairement. Toute sa narration est liée à l'invasion des populations immigrées qui pourraient venir "engrosser" les femmes françaises. Il y a toute une rhétorique hygiéniste et raciste au coeur de son discours.
C.L. : C'est également une rhétorique très largement utilisée par Marine Le Pen qui s'est placée en position de défenseure de droits des femmes, mais toujours contre "l'envahisseur musulman" qui va venir violer les femmes françaises. Car c'est bien cela qui est au coeur de ces discours.
Si on remonte un peu plus loin, un certain nombre de responsables politiques ont repris cette rhétorique dans les années 2000. Je pense aux travaux de Sylvie Tissot qui parle d'un "féminisme d'Etat" dont Nicolas Sarkozy s'est fait le représentant avec cette idée que ce qui compte, c'est de protéger les femmes contre "l'envahisseur musulman".
C'est une manière de déporter le débat : on met de côté les violences sexuelles à l'intérieur des couples français. Une façon biaisée de poser un vernis "féministe" sur des propositions clairement racistes en quelque sorte.
C.L. : Oui, et elle joue sans cesse sur son identité de femme. En 2017, elle avait notamment publié un roman-photo dans lequel elle se mettait en scène, quelque chose de très émotionnel à destination des femmes. Et elle avait beau jeu de le faire puisqu'elle était la seule représentante féminine d'un grand parti.
Mais elle joue aussi son rôle de leadeur qui renverse la table, qui tape du poing. Elle joue sur cette double image de "virilité" et de "féminité" : elle a compris que c'était une ressource à investir dans un contexte où la parité en politique est difficilement contournable. Et Zemmour lui sert sur un plateau la possibilité de jouer cette "carte féminine".
C.L. : La vraie question est : est-ce que les femmes votent pour des femmes ? Je pense que la compétence politique reste encore malheureusement très associée au masculin et il est encore difficile de considérer qu'elle peut être incarnée par une femme. Je ne suis pas sûre que cette posture lui permette d'attirer une clientèle féministe ou féminine électorale.
C.L. : Ce n'est pas étonnant. J'avais étudié son programme en 2017. Sur 47 propositions, il n'y en avait qu'une seule concernant les femmes. Et celle-ci proposait de lutter contre l'islamisation de la France. Marine le Pen joue sans cesse sur cette double ligne : des déclarations opportunistes soi-disant en faveur des femmes et des propositions qui ne changent rien. Il apparaît qu'au final, elle n'ira pas défendre les droits des femmes sur le plan législatif.
C.L. : Les mères isolées font partie de la clientèle électorale qu'elle peut cibler. Une enquête que j'avais menée en 2017 montrait en effet que les jeunes femmes autour de 30 ans en situation de précarisation sociale, matrimoniale et familiale, parmi celles qui votent- car ce sont des populations très abstentionnistes- avait une tendance à déclarer un vote un peu plus important pour Marine Le Pen. Ce n'est donc pas un hasard.
C.L. : Oui et on perçoit parfaitement qui sont les populations qui sont visées une fois encore. Il leur est très difficile de dénoncer les violences faites aux femmes à l'intérieur des familles parce qu'ils défendent une image de sécurité au sein du foyer et des rôles qui seraient assignés aux uns et aux autres. Du coup, la rue, c'est l'espace où "l'étranger" est présent et susceptible de venir agresser des femmes "honnêtes". On reste sur cette rhétorique associée à l'immigration.
C.L. : Pendant très longtemps, les femmes déclaraient un sous-vote en faveur du Front national. Les analyses des sociologues montraient que si seules les femmes avaient voté en 2002, Jean-Marie Le Pen n'aurait pas été au deuxième tour. Ce sont des choses qui ont changé : il y a une forme d'égalisation des intentions de votes en faveur de ce parti. Mais je resterais prudente : votent-elles autant, se déclarent plus ?
L'entreprise de dédiabolisation entreprise par Marine Le Pen depuis son arrivée à la tête du parti en 2011 a peut-être produit un effet de déclaration plus facile. En gros, des femmes qui votaient pour l'extrême droite auparavant mais sans le déclarer auraient tendance à le dire aujourd'hui parce que c'est moins stigmatisant.
Cette année, on a pas mal de candidates femmes alors que jusqu'à présent, Marine Le Pen était seule. Il y a un enjeu stratégique de représentation des femmes en politique. Est-ce que cela produira des effets électoraux sur les femmes ? Je n'en suis pas sûre. En tout cas, ce vote des femmes est stratégique comme le vote des jeunes ou des hommes parce qu'il faut aller à la pêche dans un océan d'abstentionnistes.
C.L. : L'extrême droite défend des positions réactionnaires, historiquement et encore aujourd'hui. Certes, elle aura du mal à freiner un mouvement qui est engagé du point de vue de l'accès des femmes au marché du travail, de leur liberté acquise, de la maîtrise de leur corps. Mais évidemment, l'extrême droite serait une menace parce qu'elle pourrait revenir sur un certain nombre d'avancées. On le voit bien dans d'autres pays, comme la Pologne, avec ces batailles autour du droit à l'avortement.
Si demain, un parti réactionnaire arrivait au pouvoir, il pourrait revenir sur des acquis fondamentaux. Donc oui, je pense que l'extrême droite est une menace pour les droits des femmes parce qu'elle défend des positions tout à fait réactionnaires.