Dis-moi ton personnage favori de La Famille Addams, je te dirais qui tu es. Trente ans précisément après sa sortie en salles, le classique de Barry Sonnenfeld n'en finit pas de susciter hilarité, fascination et redites - après une salve de séries et téléfilms, un reboot est aujourd'hui en préparation, spécialement dédié à Mercredi Addams. Adaptation ciné du comic-strip de Charles Addams, qui avait déjà suscité une adaptation télé dans les années 60, La Famille Addams se démarque par son humour noir, son univers gothique, ses accents burtoniens à souhait.
Mais surtout, donc, par sa galerie de portraits bien secouée. Certains n'ont jamais oublié La Chose, main athlétique et curieuse, d'autres sont encore hantés par les esclaffements d'Oncle Fétide. Mais une large partie de l'audience, féminine surtout, s'est tournée vers deux personnages emblématiques, érigés en icônes au fil des décennies : Mercredi, gamine cynique, antisociale et pyromane (interprétée par la débutante Christina Ricci), et Morticia (la magnétique Anjelica Huston) , épouse et mère de famille à nulle autre pareille. Deux symboles d'une féminité transgressive s'il en est.
Car Morticia Addams n'est pas un personnage féminin anodin. Si l'on se souvient notamment de ses roucoulades torrides en compagnie de son cher mari Gomez, bien des fans n'hésitent pas à rappeler sa dimension profondément féministe et subversive. Petite piqûre de rappel.
Ces roucoulades justement, parlons-en. Pour une génération qui s'est forgée une éducation à coups de VHS, la cassette de La Famille Addams côtoyait alors volontiers celle de Casper, autre adaptation de bande dessinée et film quelque peu morbide sorti quatre ans plus tard, toujours avec Christina Ricci par ailleurs. Seulement voilà, bien que les deux films soient tout publics, l'oeuvre joyeusement macabre de Barry Sonnenfeld sortait du lot par ses blagues curieuses, ses sous-entendus mystérieux et, disons-le net, plutôt sulfureux pour de jeunes yeux.
Ainsi Morticia et Gomez cultivent-ils une relation singulière, faite de murmures chauds, de menottes, de chaînes aux poignets et de souffrance savoureuse. "Arrête de te torturer Gomez, je suis là pour ça...", décoche l'épouse à son cher et tendre afin d'adoucir ses nerfs. Répliques gentiment perverses et clins d'oeil malicieux font de Morticia Addams l'une des rares icônes BDSM de notre jeunesse - aux côtés de Selina Kyle, la Catwoman tout de cuir vêtue, et tout aussi diablement féministe, de Batman le défi (Tim Burton, 1992).
Ses lignes de dialogue sont traversées d'un amour certain pour le frisson et l'extrême - consenti. "Gomez, cette nuit, tu ressemblais à un démon hurlant à la mort, tu m'as fait si peur... recommence", souffle-t-elle à son époux au détour d'une scène. Il n'en faut pas plus pour le magazine Stylist envisage en Morticia une femme "qui a confiance en ses désirs, aussi sordides soient-ils, le sexe étant une chose qu'elle fait régulièrement et avec une communication ouverte au sein de son couple, une confiance mutuelle".
Mère de famille aimante, Morticia Addams est également une femme aux moeurs libres, qui assume une sexualité décomplexée, n'en déplaisent aux oreilles chastes. On a rarement vu un couple parler aussi librement de sexe dans un film tout public. La pudibonderie est d'ailleurs l'antagoniste des deux volets de La Famille Addams. Monstres pour maisons hantées, corps démembrés et "freaks" délurés sont érigés en héros dans cet univers où, à l'inverse, les boyscouts deviennent les cibles d'un véritable jeu de massacre.
Un fait visible dans Les valeurs de la famille Addams, où c'est Mercredi, fille de Morticia, qui transporte les grenouilles de bénitier... au bûcher.
Mais derrière ces sous-entendus intimes (la souffrance envisagée en plaisir), c'est le charisme insolent de Morticia Addams qui saisit notre attention. Son regard pénétrant, son sens de la répartie, ce look d'outre-tombe, cet air de diva qui sied si bien à la comédienne Anjelica Huston, déjà oscarisée à l'époque. Un look qui participe à la force du personnage. Ses robes sans fin, ses longs ongles et son make-up lui confèrent une aura de maîtresse de maison à l'indéniable présence, voire même, d'impératrice lugubre. Dans la version sixties de l'histoire, diffusée sur la chaîne ABC, la comédienne Carolyn Jones arborait d'ailleurs déjà des poses pour le moins royales.
Un look dont le symbolisme est riche de sens. Morticia, dit-elle dans Les valeurs de la famille Addams, aime ce qui est à l'image de sa garde robe ténébreuse : "Lugubre, déprimant, l'abomination". Cette philosophie prend à contrepied bien des attentes. On s'amuse d'abord de cette ironie (renverser le dérangeant en réjouissance) puis on devine tout de ce qu'elle semble suggérer au public. Comme une version adulte de la Lydia de Beetlejuice, incarnée à l'écran par Winona Ryder trois ans plus tôt, ce personnage féminin incite les marginales de tout bord à assumer leur personnalité, à s'émanciper des bienséances et des injonctions étouffantes.
D'aucuns peuvent d'ailleurs envisager en son goût prononcé pour l'étrangeté et la bizarrerie un écho au terme anglophone "queer", qui signifie littéralement "étrange". Il faut dire que La Famille Addams bouscule non sans irrévérence le cadre policé de la fratrie américaine traditionnelle et hétéronormée avec sa cellule familiale pour le moins chaotique, ses blagues très noires sur les bébés et sa vision absolument ravageuse du mariage.
"Morticia est régulièrement obligée d'assister à des pièces de théâtre à l'école, de rencontrer des bourgeois conformistes et de s'asseoir pour de fastidieuses discussions avec les membres conventionnels de la communauté. Elle a déjà été qualifiée de monstre et même chassée de sa ville par ses voisins. Malgré tout, elle refuse de se plier aux pressions de la société. Elle nous apprend à ne pas avoir peur de nous démarquer du tout venant, à renverser le patriarcat et être notre meilleur 'moi' féministe", se réjouit Stylist.
C'est encore tout cela qui fait de Morticia un curieux modèle de féminité. Cet équilibre entre la transgression et la prise de responsabilités au sein du cocon familial, le rôle de maîtresse de maison énamourée et celui d'outsider, rappelle la figure de la sorcière, et plus encore de la sorcière domestiquée, telle la Samantha de Ma sorcière bien-aimée. Si ce n'est que la personnalité de Morticia renvoie davantage à Endora, belle-mère pleine de caractère de la série citée plus haut. Le média spécialisé SyFy l'affirme ainsi : oui, Morticia est une sorcière badass, une vraie.
"La figure de la 'sorcière au foyer' nous démontre qu'une femme peut conserver son pouvoir, être elle-même, mais aussi avoir une vie amoureuse, des enfants, un mari", détaille à ce titre l'excellent documentaire Les sorcières à Hollywood. "Une autre sorcière comme la Reine de 'Blanche-Neige' s'intéresse déjà moins à son pouvoir qu'à sa beauté et sa sexualité, c'est une femme puissante, belle, attirante", détaille ledit film. On aime à reconnaître en ces paroles comme une parenté avec Morticia, héritière plurielle d'une lignée d'ensorceleuses mythiques.
Si Morticia Addams a su devenir un role model, autant qu'une géniale idée de costume d'Halloween, son esprit malicieux parviendra-t-il à hanter les futures générations ? C'est une certitude. Alors que son aura fashion n'en finit pas d'inspirer les plus jeunes, la future série Netflix Wednesday, dirigée par Tim Burton (encore lui) nous proposera une nouvelle madame Addams en la personne de... Catherine Zeta-Jones, icône pop des années 90.
On s'impatiente de voir ça.