Depuis une dizaine d'années, des laboratoires pharmaceutiques ont été proches d'obtenir, de la très sérieuse U.S. Food and Drugs Administration, l'autorisation de lancer sur le marché des équivalents du Viagra pour les femmes. Pour l'instant, aucune commercialisation de pilule rose n'est imminente, mais ce juteux marché ne pourra être retenu indéfiniment. La question de l'efficacité mise à part, le débat semble porter sur un choix cornélien : va-t-on puiser un peu plus dans le porte-monnaie des femmes pour le bien-fondé de l'économie mondiale ou museler encore un peu la gourmandise sexuelle des femmes pour le bon équilibre des foyers ?
Il est toujours difficile de séparer le bon grain de l'ivraie, mais il semble que ce n'est pas tant la certitude de l'efficacité des médicaments, ou leur innocuité qui préoccupe la FDA, que la vision cauchemardesque de femmes se transformant en dévoreuses sexuelles. Certes, pour l'instant, ces médicaments ne donnent pas les mêmes résultats pour toutes les femmes. Le Lybrido et la Flibansérine, l'Intrinsa, Libigel, contiennent pour certains de la testostérone, qui envoie à la dopamine l'information d'un besoin (et l'envoi direct de cette indication à la dopamine étant à risques), et l'augmentation des doses de cette hormone n'est pas systématiquement garante du désir féminin, qui dépend aussi du cerveau, de ce que femme veut. Une coordination entre la chair et l'esprit qui serait plus subtile que celle de la concupiscence masculine.
Pendant un temps, le hasard semblait bien faire les choses. Des chercheurs, aux États-Unis, avaient accidentellement isolé le composant d'un produit de bronzage, qui stimulait une zone du cerveau centrale pour le désir et provoquait chez les rats comme chez les hommes des érections immédiates. Or, ce Bremelanotide avait montré que chez les rats, c'était surtout les femelles qui sollicitaient ardemment leurs partenaires sexuels. Les expériences sur les femmes se sont ensuite révélées moins heureuses ; si le désir sexuel se déclenchait bien comme une irrépressible pulsion, certaines femmes avaient des effets secondaires néfastes : vomissements violents, pression sanguine inquiétante…
C'est aussi cette expérience qui aurait provoqué le plus d'inquiétude au sein de la FDA : que va-t-il se passer le jour où les femmes auront un désir sexuel impérieux ? On aimerait pouvoir rappeler aux instances dirigeantes de cette vénérable administration que jusqu'au XVIIIe siècle, il était entendu que les femmes avaient naturellement plus de besoins que les hommes, plus enclins à l'amitié. Les intérêts de l'histoire ont ensuite inversé les appétits, il a suffi de convaincre, d'insuffler culturellement l'idée que le sexe comme plaisir était une affaire d'hommes et qu'aux femmes revenait le droit de subir pour pouvoir engendrer. Près de trois siècles plus tard, c'est ce qui semble encore occuper la FDA qui, sur son site, cette semaine en tout cas, s'adresse aux jeunes mamans et leur donne des « tuyaux » sur la meilleure façon de prendre des médicaments et allaiter en même temps …
Le journaliste américain Daniel Bergner raconte dans son dernier livre (« What Do Women Want?», Ndlr) que le conseiller d'un laboratoire avait noté que même en présentant leur produit à destination des femmes sous le jour le plus favorable possible, la tension à la FDA était toute entière autour de ce qui allait se passer si toutes les femmes pouvaient tout à coup se transformer en nymphomanes. Outre le chaos qu'ils imaginaient devant cette liesse, la sphère familiale y résisterait-elle ?
Ce à quoi on a envie de répondre par une autre question : qui s'est préoccupé de savoir ce qui allait se passer pour les femmes en mettant le Viagra sur le marché ? Qui a eu des visions d'hommes en folie cherchant frénétiquement plus de partenaires et désertant leurs emplois pour satisfaire pleinement leur vie sexuelle ? Qui les a imaginé quittant leurs femmes, trop heureux de bander plus souvent ?
Alors ?
L'infantilisation des femmes continue d'être stratégique, même dans une Amérique émancipée où le genre féminin se défend fort bien. Le spectre d'Amazones jouissant sur ordonnance renvoie à la question centrale et anxiogène des hommes, qui n'a pas pris une ride au cours des siècles, malgré le Viagra : le membre viril va-t-il toujours continuer à bien se lever ?