L'observation est commune : sur la piste de danse, tout le monde semble oublier ses soucis. Mais plus que cela encore, ce sont les plus ignorés, minorés, voire méprisés, qui se font volontiers vedettes d'un soir. Les soirées en boîtes (pour les anciens) ou en clubs (plus tendance) où l'on danse, voire où l'on performe, s'imposent dès lors comme une alternative bienvenue à une société en manque d'empathie et de représentation.
Même les moins initiés à la (contre) culture musicale ont pu l'envisager au détour de certains films cultes. D'une génération à l'autre, les déhanchés sur fond de disco ou de techno semblent donner le la à des jeunesses délaissées et sans horizons, libérées par la danse – des enfants des classes populaires férus de disco de La fièvre du samedi soir à la bande de potes losers, tout aussi précaire mais plus inclusive de Human Traffic.
Et si le clubbing était justement le terrain d'émancipation des populations invisibilisées ? La question mérite d'être posée à l'heure où de plus en plus de documentaires honorent le monde de la nuit. C'est le cas du film Where Love Lives réalisé par le Britannique Brilliams, disponible sur YouTube, métrage d'une heure alignant les témoignages de personnes queer pour qui la vie ne s'envisage pas sans dance music et clubbing culture. A les écouter, on comprend pourquoi.
"La danse n'a ni couleurs ni barrières", explique d'emblée la chanteuse et productrice afro-américaine Kathy Sledge dans Where Love Lives, qui s'attarde autant sur l'évolution des clubs – depuis les années 70 - et de la dance music que sur le parcours souvent doux-amer des clubbeurs et clubbeuses d'aujourd'hui. "Qui que vous soyez, d'où vous venez, il y a toujours un sentiment de liberté sur la piste", poursuit l'artiste.
Le discours que privilégie cette immersion à la fois intimiste et historique est limpide : sur la piste s'envisagerait la liberté, autrement dit celle de se mouvoir et de s'affirmer, dans une société où jugements, discriminations et violences constituent un inépuisable refrain face à la diversité des identités et sexualités. Le dancefloor devient dès lors la scène de bien des choses. Expérience personnelle, performance corporelle, immersion en soi, dialogue avec autrui, épanouissement individuel mais aussi harmonie collective...
Une forme de totalité idéale qui n'a pas vraiment d'autres équivalents. Des salles de concerts aux clubs, musique et danse semblent être les seules formes d'art à pouvoir procurer de tels sentiments. "La danse arrive quand la politique et la religion se sont avérées incapables de parler aux gens", nous assure d'ailleurs la DJ et productrice de musique électronique transgenre Honey Dijon, également réputée pour ses défilés fashion.
Une assertion qui n'émane pas de nulle part, loin de là. Where Love Lives nous rappelle à ce titre l'émergence des clubs dans le New York miséreux des années 70, puis leur apogée dans les années 80. Dans un contexte de phobie du Sida, le dancefloor apparaissait comme le seul échappatoire, là même où les homosexuels pouvaient s'exprimer sans être diabolisés.
Billy Porter a bien connu cette époque. Acteur et activiste, connu pour ses participations à des comédies musicales et à la série télé à succès Pose, Porter se remémore cette décennie face caméra : "Le dancefloor était comme un espace de guérison pour nous, un lieu de fraternité, une réunion de famille, alors que le Sida était un fléau, que les gens tombaient morts dans la rue. Les gays mourraient et personne ne s'en souciait". Pour Billy Porter, se réunir en boîte permettait de se rebooster avant "d'aller lutter pour les droits des personnes LGBTQ dans la rue".
En somme, aller danser est déjà une forme d'engagement. D'ailleurs, jusqu'aux clubs d'aujourd'hui, les chorégraphies qui règnent au sein de la foule n'ont guère évolué : le poing levé au ciel, les bras mouvants... Des gestes qui rappellent ceux des participant·es aux mouvements sociaux et autres manifs. Aucun hasard.
Mais Where Love Lives met aussi en lumière l'organisation des soirées disco-house Glitterbox, à Londres notamment. Lors de ces shows hauts en couleurs, les personnes queer font office de véritables stars. Néons et paillettes illuminent ces vedettes d'un soir, qui reviennent volontiers sur les violences homophobes et transphobes qu'elles ont pu subir à l'extérieur. Lieu de guérison, oui, mais surtout de militance.
"Etre queer, c'est un don, une manière de voir le monde d'une manière qui l'enrichit", explique l'artiste musical Fiorious. Dès lors, ce monde de la nuit tisse un lien implicite entre les paroles stimulantes qui résonnent dans les clubs ("Coming Together") et ce que la piste permet – le coming out. Celles et ceux qui dansent constituent leur propre univers esthétique, stylistique, artistique, attestant de leur fierté aussi bien par leur look que par leurs pas.
"Ma plus grande victoire est d'avoir survécu en tant que personne trans de couleur. J'ai dû créer mon propre monde à une époque où être transgenre c'était se mettre en danger", témoigne encore Honey Dijon. Des personnes homosexuelles calomniées des années 80, assignées au Sida à l'heure où celui-ci était encore surnommé "le cancer gay", aux transgenres aujourd'hui, mobilisés pour une société plus inclusive, la contre-culture de la dance et des nightclubs demeure l'épicentre des révolutions sociales.
C'est d'ailleurs ce que semble affirmer The House of Yes, espace de divertissement et "d'expression de soi" proposant spectacles et "dance parties". Un espace alternatif exploré par le documentaire, et dont la devise est digne d'un slogan politique remanié : "Diversité, inclusion et dance music de qualité". On adhère direct à ce mantra enthousiasmant.
S'y retrouvent notamment des personnes queer de couleur, exclues ailleurs. Et y est mise en avant, par-delà la santé mentale et sexuelle, l'importance de la "santé sociale". A savoir "le fait d'élargir la perspective des gens pour leur permettre d'être le plus épanouis possible".
Et c'est la santé qui se retrouve aujourd'hui au coeur des débats. Pandémie de Covid oblige, bien des scènes ont été fermées, alarmant artistes et anonymes du monde entier. Le journal The Atlantic y va d'ailleurs de son assertion : "Le coronavirus est en train de tester la culture queer". Distanciation sociale, confinements et couvre-feux obligent "la vie nocturne queer" à se réinventer. Pas pour la première fois, précise le média, qui nous rappelle que les lieux nocturnes et inclusifs ont bien souvent subi des formes diverses d'oppression - policières, notamment.
"Les boîtes de nuit sont peut-être fermées, mais mon coeur est toujours sur la piste de danse", affirme fièrement l'auteur, photographe et spécialiste de la mode Geoffrey Mak dans une tribune du Guardian. L'expert insiste lui aussi sur ce point : le dancefloor a toujours été le terrain d'émancipation des populations invisibilisées, et cela n'est pas prêt de changer, même dans le monde d'après. "Le clubbing a fait de moi ce que je suis. La vie nocturne queer de Berlin notamment m'attirait car elle rendait la vie gay passionnante, là où elle était, ailleurs, recouverte de honte et de discrétion", développe encore le rédacteur.
Dans cette ode aux pistes de danse, Geoffrey Mak raconte comment les clubs lui ont permis de s'émanciper pleinement. S'émanciper de son éducation religieuse déjà, qui réprimait l'homosexualité, et d'une société tout aussi moralisatrice ensuite - en plus d'être haineuse. Le club, écrit-il, "était comme un paradis caché où ce que je désirais n'était plus interdit, mais instructif. Ce n'est également que dans la vie nocturne que les personnes qui avaient une existence sans histoire pouvaient devenir légendaires le temps d'un week-end".
"Les envies vont et viennent, mais la piste de danse est toujours là pour vous, d'une manière ou d'une autre - la promesse du 'raver', pourrait-on dire. Même maintenant, comme tous les clubs sont fermés, je reste en quarantaine dans ma chambre, mais d'une certaine façon, je suis toujours sur la piste de danse", achève l'auteur. Par-delà ce récit personnel, c'est l'histoire des dancefloors qui continue à s'écrire.