"Quand on retrouvera le rythme d'une vie sociale plus classique, ce ne sera pas simple. Est-ce que cela reviendra 'comme avant' ? Pas certain. Il va falloir l'intégrer. Ce sera autrement. Si on compare à 'avant', on va dans le mur". C'est ainsi que la psychothérapeute Hélène Romano met en mots le déconfinement. En bref, notre vie se poursuit sans être la même. Nous en sommes bien conscients, et cela suscite en nous appréhensions et doutes. Des affects que nous ne sommes pas seuls à éprouver : les enfants aussi les ressentent.
Car alors que s'effectue le retour progressif à l'école, ponctué de règles sanitaires exigeantes, comment expliquer aux plus petits cet "après" qui commence maintenant ? Ces mesures à respecter, cet ordinaire transformé, ce virus qui perdure malgré tout ? Autant de questions complexes évoquées par la psychologue clinicienne et psychanalyste Sophie Marinopoulos dans son ouvrage numérique Un virus à deux têtes : traversée en famille au temps du covid-19, exploration en plusieurs opus d'une crise aussi bien sanitaire que psychique.
Egalement créatrice de l'association Les pâtes au beurre (qui propose accueil et écoute aux parents et à leurs enfants), l'experte apporte un autre point de vue sur une situation dont les incidences psychologiques sont encore bien trop négligées. Des éclaircissements qu'elle détaille pour Terrafemina.
Sophie Marinopoulos : J'ai pu observer des vagues d'appels téléphoniques face à cette rupture. Car oui, le confinement était une véritable rupture. Dans chaque rupture, il y a un avant et un après, et ici on parle bien de monde d'avant et de "monde d'après". Cette situation exceptionnelle a suscité un vent de panique, de la peur et de la sidération. Mais également des questions organisationnelles et des comportements adaptatifs... orchestrés avec plus ou moins de bonheur.
Avec le confinement, les inégalités se sont creusées (inégalités des ressources matérielles, culturelles) car toutes les familles n'ont pas le même accès à la culture et au web. Suite à ces quelques semaines, on a pu relever des états de grande fatigue psychique. C'est-à-dire qu'il y a beaucoup de stress au sein des foyers, que l'on dort mal, que l'on mange mal, que l'on vit mal ensemble, qu'il y a du conflit. Résultat : certaines familles vont se déconfiner en étant particulièrement épuisées.
A tout cela, il faut encore ajouter "l'infobésité", ce phénomène décrit par l'écrivain Alain Damasio : la consommation d'une permanente information qui arrive par flux. Et qui rend les parents extrêmement fiévreux. Aujourd'hui, nous sommes dans une société qui a perdu l'habitude de l'inconnu. On a mis en place une façon de vivre marquée par le contrôle, la maîtrise, la toute-puissance. Tout cela est en train de s'effondrer. Avec le déconfinement, on ne va pas retourner à la vie d'avant. Non, on va se diriger vers une vie que l'on ne connaît pas. L'école vers laquelle les enfants vont se diriger sera la même école, et en même temps pas la même école.
Idem pour le travail. Tout va prendre une nouvelle coloration. D'où cette incertitude. Récemment encore, une maman m'a appelé pour me dire : "J'avais prévu de mettre mon enfant à l'école. Mais mes voisines ne vont pas le faire. Suis-je une mauvaise mère ? Est-ce que je ne cherche pas à me débarrasser de mon enfant ?...". Du côté des parents, on observe à la fois une perte de repères et une bouffée de culpabilité. Les enseignants eux mêmes éprouvent de l'inquiétude, et le sentiment qu'ils ne vont pas réussir à respecter les nombreux gestes sanitaires.
Sophie Marinopoulos : Les explications factuelles, c'est une chose. Mais il faut aussi leur dire comment nous, adultes, vivons ce déconfinement. Si un parent a peur, c'est important qu'il l'avoue à son enfant. Les enfants écoutent ce que vous ne dites pas. Ils veulent savoir comment vous ressentez la situation : avez vous peur ou non ? Est-ce grave ou non ? Ils sont à l'écoute.
Certains parents peuvent donc évoquer l'école en avouant ce sentiment, tout en ajoutant : "Je suis sûr·e que cela va te plaire de retrouver tes copains, même si tu ne pourras pas jouer comme tu joues d'habitude avec eux. Tu vas sortir de la maison, vivre des choses nouvelles, et tu pourrais nous les raconter ce soir !".
Ce qui créé la richesse des relations familiales, ce sont les mouvements de séparation et de retrouvailles. Expliquer aux enfants que pour le bien-être de tous, c'est important d'avoir des "moments séparés", génère plus de sens à mes yeux que leur faire un cours sur le coronavirus. Ce n'est pas parce que l'on donne l'information que l'on règle l'affaire.
Il faut accueillir la peur, l'entendre, affirmer une présence face aux émotions. Il ne faut pas simplement dire aux enfants qu'il est important de se laver les mains, mais leur rappeler notre présence durant cette période. Cela exige de nous, adultes, un certain courage, nécessaire pour aborder cette dimension plus irrationnelle qui s'appelle "le psychisme". On a tellement rationalisé les rapports humains que cet aspect là ne nous est plus trop familier.
Sophie Marinopoulos : Bien sûr. Tout est langage, tout est du sens. Même les bébés comprennent les émotions quand leurs parents s'adressent à eux. Ils entendent la prosodie [l'ensemble des traits qui constituent notre expression orale, ndr] comprennent si le parent est suffisamment apaisé. Les tout-petits, à savoir les 3-6 ans, font quant à eux des liens entre les choses, comprennent les événements et leurs effets. On peut donc leur parler du déconfinement, du fait de retrouver ses copains, faire de nouvelles activités, de ce dont leur maîtresse va peut-être leur parler...
Et tout ce qu'on peut leur en dire va les intéresser : à savoir la connaissance, la nouveauté, les relations humaines, les événements qui se déroulent. Les enfants de primaire, de leur côté, sont davantage dans la réflexion, pensent, sont sérieux, observent la maladie, la mort, la vulnérabilité, peuvent même avoir perdu un grand parent...Eux, ont beaucoup de choses à raconter, une grande ouverture d'esprit et d'observation, un regard sur le monde.
Les adultes vont certainement comprendre durant cette période à quel point les enfants écoutent ce qu'on leur dit, peuvent tout à fait être des interlocuteurs. Ces dernières semaines, au fil des appels, je remarque d'ailleurs que les parents perçoivent différemment leurs enfants. Il y a comme une transformation de leur regard. Les questions ne tournent plus autour des notes, de leur comportement, de tous ces sujets infantilisants en somme. Confinement oblige, parents et enfants ont dû se rencontrer différemment, autour d'autres thèmes de discussions.
Sophie Marinopoulos : C'est un "courage" dont nous allons tous avoir besoin. Face aux enfants, il faut conserver un élan vital malgré tout. Ne pas rester dans une pensée mortifère à base de "tout est dangereux". Sinon, nous allons devenir des morts-vivants ! Et cela va à l'inverse de l'appétence de nos enfants : ils désirent construire, partager, grandir. Pour permettre cela, les adultes vont donc devoir prendre sur eux. Il ne faut pas que le déconfinement ne soit qu'un confinement extérieur.
Les enfants ne doivent pas se sentir confinés dehors, au sein d'un monde où tout ce qui serait de l'ordre de l'humain serait interdit. Bien sûr il faut penser aux gestes barrières, mais il faut aussi faire attention à la santé globale, relationnelle. Les enfants vont avoir besoin de bouger, de parler, de partager leur expérience.
Parmi les enfants, les plus grands d'entre eux se prendront volontiers "au jeu" des gestes-barrières. Ils auront à coeur de respecter les mesures sanitaires, puisque à leurs yeux cela signifie : faire partie de la communauté des adultes, des "grands". Mais est-ce que cela fonctionnera sur du long-terme ? C'est encore un autre sujet...