Au fil des semaines, on en apprend davantage sur le monde du travail de l'après-confinement, traversé d'espoirs et d'incertitudes. Oui oui, le fameux "monde d'après". Récemment encore, le ministère du Travail listait les nombreuses mesures sanitaires à respecter (distances de sécurité, désinfection, port du masque...) afin de garantir la sécurité de toutes et tous au sein des entreprises. Tout en l'annonçant : dans les jours à venir, il faudra privilégier le télétravail.
Oui, mais tout ce côté pratique a beau être détaillé, il n'en dit guère long sur le facteur humain. Car que retenir au juste des semaines passées en terme de gestion relationnelle du travail ? Les entreprises ont-elles fait le nécessaire dans un contexte particulièrement marqué par l'intrusion de l'intime dans le professionnel ? Et qu'attendre au juste de l'évolution de cet enjeu dans les mois à venir ?
Des questionnements qui ne laissent pas la professeure des universités en sciences de gestion Aurélie Dudézert (Université Paris Saclay) insensible. L'autrice de La transformation digitale des entreprises éclaircit nos doutes.
Aurélie Dudézert : Je pense que la réalité du télétravail, et tout ce qu'il implique, n'a pas suffisamment été prise en compte. En terme d'organisation du travail, d'abord. Car il faut savoir que le télétravail est une véritable modalité, qui doit être prise au sérieux. Elle nécessite de réfléchir à la manière dont les décisions sont prises et dont l'information circule.
C'est comme lorsque vous changez une ligne de production : cela ne se fait pas du jour au lendemain ! En imposant le télétravail, il faut repenser la manière dont le travail se fait, justement. Or on a pu constater que la très grande majorité des accords de télétravail mis en place au sein des entreprises françaises sont des accords dits "de confort", pour permettre aux salariés de rester un peu chez eux. C'est-à-dire que le télétravail n'a jamais été vraiment pensé comme une modalité à part entière, mais plus comme un "palliatif".
Or quand l'on effectue ses tâches de chez soi, non seulement on ne travaille pas de la même manière qu'au sein de son bureau, mais on ne manage pas de la même manière non plus. Et ces quelques semaines ont démontré que cette modalité n'avait pas été pensée à sa juste mesure, sur le long terme.
A.D. : En terme de télétravail, on observe déjà que tout l'aspect "santé mentale" n'a pas été suffisamment pris en compte non plus. Dans l'ensemble, les entreprises n'ont pas fait attention à ce point très important. Même si, et heureusement, beaucoup de managers ont mis en place des dispositifs afin de prendre des nouvelles de chacun, ou encore des pauses-cafés virtuelles par exemple. Des initiatives locales salutaires. Certains managers ont été très bienveillants et ont su protéger leurs équipes, d'autres n'ont pas su le faire. On a observé des burn out.
Car il faut savoir que le télétravail n'est pas du tout un luxe ! Les Français·e·s ont été contraints de télétravailler. Certains le regrettent, vu les conséquences que cela a pu avoir sur elles et eux. Il a fallu produire ces tâches en subissant l'enfermement, en s'occupant de ses enfants, de l'aide aux devoirs, tout cela avec l'angoisse du virus, et ça fait beaucoup. Ce glissement de l'intime dans le professionnel a pu susciter une surcharge du travail, tout en exacerbant des situations qui existaient déjà, en terme d'inégale répartition des tâches ménagères par exemple.
A.D. : Certain·e·s employé·e·s en sont venu·e·s, par exemple, à reconsidérer la place capitale de l'humain dans le travail, comme s'ils l'avaient oublié entre-temps. De plus, j'observe également une prise de conscience de certain·e·s, quant au rôle de la famille, par-delà la vie professionnelle.
A l'avenir, je pense que certaines choses sont amenées à changer au sein des entreprises en France. La légitimité d'arguments bien connus en particulier. Comme celui de dire : "Les réunions, c'est obligatoirement en présentiel". Or, on doute qu'il soit encore d'actualité désormais dans la mesure où le "distanciel" a largement été testé et approuvé depuis. Certaines positions de management seront donc moins défendables.
Mais d'un autre côté, une autre question se pose à l'approche du déconfinement. Puisque ces modalités de travail ont avant tout été introduites dans un contexte anxiogène de pandémie mondiale, les employé·e·s souhaiteront-ils réellement y revenir ? D'autant plus que l'on va vivre une période qui n'a rien de très drôle. Une reprise du travail progressive, pas forcément des plus enrichissantes, sans grandes interactions sociales...
A.D. : En France, le confinement a effectivement permis aux entreprises de se rendre compte de leur niveau de maturité concernant les nouvelles formes de travail qu'elles n'arrêtaient pas de valoriser par le passé. De belles promesses quant aux nouveaux modes d'organisation du travail. Mais finalement, on s'est rendu compte ces dernières semaines que beaucoup de ces entreprises n'étaient pas prêtes du tout à s'adapter à un tel contexte !
Cependant, c'est une situation exceptionnelle que nous avons pu vivre depuis le mois de mars dernier. Et elle a évidemment donné lieu à des situations contrastées. Il est encore difficile d'en tirer toutes les conclusions.
A.D. : On constate que jusqu'ici, on a surtout utilisé les technologies digitales pour faire du taylorisme (méthode d'organisation du travail industriel, par l'utilisation maximale de l'outillage et la suppression des gestes inutiles- ndlr) et de la standardisation pure. Si cette crise globale nous permettait de réfléchir autrement, ce serait à la fois utile pour les salarié·e·s et pour la santé des entreprises. Bien sûr, je crois qu'il n'y a pas de modèle idéal. Mais entreprendre, c'est avant tout être ensemble.
L'essentiel de la valeur ajoutée des entreprises repose sur l'implication des collaborateurs et le développement de services, sur l'innovation, la créativité, l'intelligence. Cela nécessite une véritable qualité de vie. L'idéal serait donc de repenser des modes de travail qui soient plus valorisants pour les salarié·e·s, en s'aidant des moyens que l'on a à disposition aujourd'hui. En planifiant les choses sur le long terme. Mais aussi en assurant un équilibre.
C'est-à-dire en prônant la mise en place de modes d'organisation hybrides, qui permettraient d'utiliser toutes les potentialités qui s'offrent à nous. Pour certaines tâches, on est très efficace en présentiel, au sein d'un collectif, et pour d'autres, on le sera davantage en travail à distance. Or on peut tout à fait "mixer" les deux et viser une meilleure efficacité ainsi. Les nouvelles technologies permettent justement cet équilibre. Il serait dommage de s'en priver...