C'est arrivé à l'adolescence, lorsque les premiers boutons et points noirs de Camille ont commencé à émerger, "vers 11-12 ans." Camille était une ado sérieuse, active, bonne élève. Elle faisait de la musique, de la gym, lisait beaucoup. "Je me mettais beaucoup la pression, je voulais tout réussir", nous confie la jeune femme de 31 ans. C'est sur ce terreau instable de la puberté que s'est insidieusement développé son trouble. Au début, elle scrute la peau de son visage, l'ausculte en détail. Puis elle se met à en gratter et triturer les imperfections pour les "lisser". Les minutes passées devant la glace deviennent des heures. "C'est rapidement devenu un rituel".
Et son obsession va crescendo. Elle traque la moindre petite bosse de son épiderme. Et les lésions se multiplient. "Dès que je rentrais du collège le soir, j'allais regarder ma peau, avec des crises de plus en plus importantes et de plus en plus de maquillage pour couvrir les parties abîmées. Mon regard était biaisé".
Son trouble commence à ronger sa vie, prend de plus en plus d'espace dans sa vie et dans sa tête. Jusqu'à peser sur ses relations amoureuses, sociales et même impacter sa vie professionnelle. "Je passais beaucoup de temps dans la salle de bain. Le matin, je devais beaucoup me maquiller pour camoufler les crises de la veille, trouver des tactiques pour cicatriser plus vite. J'ai parfois annulé des sorties ou des entretiens d'embauche à cause de ça". Parmi ses angoisses récurrentes ? "Qu'est-ce que les autres vont penser de ma peau ? Comment sera la lumière dans ce nouvel endroit que je ne connais pas ?"
Chaque moment générant de l'anxiété devient une "situation à risque". Elle les a identifiées, les énumère avec son recul d'aujourd'hui : "Quand je rentrais le soir des cours, quand j'avais un événement social, quand j'allais revoir quelqu'un que je ne n'avais pas vu depuis longtemps, quand je rentrais de week-end ou de vacances et que je me retrouvais toute seule, quand j'avais eu une journée très chargée ou un événement stressant le lendemain..."
Ses parents ne voient rien, ne perçoivent pas l'enfer que vit Camille et sa grande solitude. "On arrive assez bien à dissimuler ce mal-être, on n'en parle pas, on ne le montre pas. C'est quelque chose qu'on gère seul·e".
Ses ami·es non plus ne sont pas alerté·es. Tout juste lui font-ils remarquer qu'elle ne devrait pas se maquiller autant. Car Camille force sur le fond de teint et le correcteur pour tenter de camoufler ses croûtes. "On me demandait ce que je m'étais fait et j'inventais des trucs du genre 'je me suis pris une table'".
Prise dans sa spirale de souffrance, la jeune femme essaie de s'en sortir par elle-même. Elle tente "des défis, des techniques". Mais elle sent rapidement qu'elle n'arrive pas à stopper ce qu'elle considère alors comme "une mauvaise habitude". "J'en ai finalement parlé à une amie qui m'a conseillé de me faire aider."
Camille décide de sauter le pas : elle consulte un psychiatre, fait une thérapie TCC (thérapies comportementales cognitives), puis une psychothérapie. C'est finalement 10 ans après sa première crise qu'elle posera enfin un mot sur son trouble grâce à ses recherches sur internet et à travers des groupes de soutien Facebook : elle est atteinte de "skin picking", de la dermatillomanie. "Pour moi, cela s'est manifesté avec l'acné mais pour certaines personnes, cela peut être sur tout le corps sans aucun bouton. Le point commun, ce sont ces grattages qui mettent dans une vraie transe, avec toutes les émotions de culpabilité et honte associées."
Aucun psy ou dermato ne sera parvenu à la diagnostiquer officiellement. "C'est fou que les dermatos ne soient pas plus formés à ça. Pourtant, c'est dans le DSM-5, le manuel des troubles psys, depuis 2013. J'ai vraiment l'impression que la gravité de cette maladie est minimisée." Et cette errance médicale lui a fait du mal. "Les dermatos me faisaient même la leçon : 'Tu vas t'abîmer la peau, tu vas te faire des cicatrices'. Mais ça, je le savais ! J'avais avant tout besoin de comprendre pourquoi je faisais ça et personne n'a eu de réponses claires à m'apporter ou eu l'idée de m'orienter vers un psy."
Il y a aussi ces personnes qui ont minimisé : "Moi aussi, ça m'arrive de triturer quelques boutons", lui a-t-on rétorqué. "Sauf qu'on est ici sur un mécanisme d'exutoire, d'addiction, au même titre que l'alcool et la cigarette, la nourriture."
Camille a été dermatillomane de 12 à 28 ans. Mais elle a réussi à s'extirper de l'engrenage. Le premier pas de sa guérison ? "Prendre conscience que c'est un trouble". Puis en parler, "soit à des personnes de notre entourage, soit à d'autres personnes atteintes". Et enfin, elle préconise de trouver de l'aide auprès de professionnel·les "si on peut et si on veut en trouvant la forme d'accompagnement qui nous convienne le mieux comme un·e psy, la pratique EFT (Emotional Freedom Technique), l'hypnose..."
Elle le sait aujourd'hui : "La guérison ne tombe pas du ciel : on avance un peu plus à chaque fois." Elle a donc progressé pas à pas en identifiant les situations stressantes, en tentant de comprendre pourquoi la dermatillomanie était devenue son refuge et en se "réalignant" avec elle-même.
"Le sport m'a beaucoup aidée, ça a 'musclé' ma volonté. Le running m'aide à me reconnecter à mes sensations. J'étais une personnalité extrême, je faisais beaucoup trop de choses, je ne disais jamais non. Il faut arriver à se reconfronter à soi-même."
Camille a également entamé un virage professionnel en se lançant son compte. Elle est aujourd'hui freelance dans la communication. Et surtout, elle a lancé son compte Instagram, Peau.ssible. Comme pour compléter sa thérapie. Elle y poste des photos et des infos, elle rassure, explique et échange avec d'autres personnes concernées. "J'étais atteinte et j'ai réussi à m'en sortir. Et je sais que j'aurais bien aimé avoir ce compte lorsque je me posais tant de questions."
Les retours ne se sont pas fait attendre, "positifs et bienveillants". Et les liens qu'elle a tissés avec ses followers ("âgés de 16 à 60 ans") sont forts, intimes. "Souvent, les personnes qui rejoignent ce groupe ont passé comme moi des années dans la solitude à n'avoir personne à qui en parler, à avoir l'impression d'être 'folles'. On me dit : 'Enfin, je peux mettre des mots sur ça'", sourit Camille, qui a même organisé des rencontres entre les membres de sa "commu".
En parallèle, elle a couché son cheminement sur 300 pages. Son livre Mon histoire avec la dermatillomanie, sorti en juillet 2021, a été une véritable catharsis. "Pour l'écrire, j'ai relu tous mes journaux intimes dont je me servais comme d'un exutoire et sur lesquels je documentais mes crises. Je me suis replongée dans le cerveau de cette jeune fille qui souffrait." Résultat : plus de 1000 exemplaires écoulés en deux semaines lors de sa sortie et une traduction en anglais prévue fin 2022.
Camille mesure le chemin parcouru, cette thérapie qu'elle a finalement élaborée seule, ses stratégies pour se défaire de cette addiction qui l'a rongée aussi bien physiquement que mentalement pendant tant d'années. "Aujourd'hui, si j'installais une lumière hyper forte dans ma salle de bain, si je suis épuisée, que je ne dors pas assez, que je ne prends pas assez de temps pour moi... Il est possible que le réflexe revienne. Mais j'ai appris à me connaître", se félicite-t-elle. Avec une satisfaction profonde : "J'ai l'impression d'avoir fait gagner du temps à d'autres personnes."