Pour un homme qui tient tant à ériger des murs et à fermer des frontières, Donald Trump a pourtant une curieuse tendance à franchir les limites. Infatigable passe-muraille, depuis le début de sa campagne, il dépasse les bornes à répétition sans jamais en pâtir véritablement : aucune de ses saillies racistes, ou de ses insultes misogynes ne parvenaient à l'handicaper durablement. La provocation, qui a toujours été sa marque de fabrique, dopait sa campagne plus qu'elle ne la freinait, en ralliant les électeurs fatigués des faux-semblants et de la langue de bois politique, ceux qu'un nationalisme archaïque rassurait face à l'angoissante crise de l'époque moderne.
Mais à moins d'un mois des élections présidentielles qui se tiendront le 8 novembre 2016, il semblerait que Trump ait enfin fait le pas de trop : le parti républicain navigue en plein chaos après qu'un énième dérapage du candidat conservateur ait été révélé au grand public quelques heures avant le deuxième débat présidentiel. Le sujet de la controverse ? Son comportement envers les femmes, qui confine au harcèlement sexuel. Serait-ce le sexisme de Trump qui finira par lui fermer les portes de la Maison Blanche ?
Le Washington Post a porté à Donald Trump un coup qui pourrait lui être fatal. Le samedi 8 octobre, à quelques heures du deuxième débat présidentiel, le site du journal publie un enregistrement en off du candidat conservateur pris lors de l'émission de télévision "Access Hollywood" en 2005, lorsque Trump n'était encore qu'un magnat de l'immobilier et une vedette de la télévision.
Ce dernier discute avec l'animateur Billy Bush dans un bus : les deux hommes ont une discussion graveleuse sur les femmes, quand l'actrice Arianne Zucker apparaît pour les escorter. Après quelques commentaires lubriques sur les jambes de la jeune femme, Trump enchaîne :
"Je vais prendre quelques Tic-Tacs, au cas où je me mettrais à l'embrasser. Je suis automatiquement attiré par les beautés – je les embrasse illico, c'est comme un aimant. Je les embrasse. Ni une, ni deux. Et quand tu es une star, elles te laissent faire. Tu peux faire ce que tu veux (...) Leur empoigner la ch**te. Tout ce que tu veux !".
Face au tollé général, Trump se confond en excuses. "Il s'agissait de plaisanteries de vestiaire, une conversation privée il y a des années. Bill Clinton m'a dit des choses bien pires sur des terrains de golf, sans comparaison possible", a-t-il déclaré aussitôt dans un communiqué. "Je m'excuse auprès de tous ceux qui ont été blessés", répète-t-il dans un enregistrement vidéo diffusé sur Facebook dans lequel il réitère ses excuses tout en continuant à jeter l'opprobre sur l'ancien président : "Je n'ai jamais dit que j'étais une personne parfaite. Ceux qui me connaissent savent que ces paroles ne reflètent pas qui je suis. Je l'ai dit : j'avais tort et je m'excuse".
Mais pour une fois, les excuses sont insuffisantes, car en se vantant d'être un prédateur qui peut faire "tout ce qu'[il] veut", Trump met un pied dans le bain du harcèlement sexuel.
Et que les femmes se réjouissent : pour une fois, les réactions des politiques ont montré que ce n'était pas un sujet à prendre à la légère. Pour le "Grand Old Party", rudement éprouvé par la campagne chaotique d'un candidat incontrôlable et grossier, c'est le faux-pas de trop. Quant aux supporteurs de Trump, ils semblent se souvenir de la citation de John F. Kennedy : "Parfois, la loyauté envers son parti demande beaucoup trop", et se mettent à quitter le navire.
Comme comme le rapporte Le Figaro, tandis que Melania, glaçante dans son rôle d'épouse indulgente, implorait le pardon des foules, John McCain a retiré son soutien aux républicains d'un communiqué lapidaire : "Le comportement de Donald Trump cette semaine qui s'est conclu avec la révélation de ses propos avilissants concernant les femmes et ses vantardises d'agressions sexuelles, rend impossible de continuer à soutenir, même de façon conditionnelle, sa candidature", expliquait l'ancien candidat à la Maison Blanche.
Arnold Schwarzenegger, le très charismatique acteur et ex-gouverneur républicain de la Californie, a fait savoir qu'il suivait le mouvement : "Pour la première fois depuis que je suis devenu citoyen américain, en 1983, je ne voterai pas pour le candidat républicain à la présidentielle". Mitt Romney, l'ancienne secrétaire d'Etat Condoleeza Rice, ainsi que le président de la Chambre des représentants, Paul Ryan, désavouent également le vilain petit canard du parti républicain. Ce dernier, qui s'est dit "écoeuré" par Trump, a annulé dans la foulée sa participation à un meeting commun avec le candidat dans le Wisconsin. Même Mike Pence, le colisitier de Trump, peine à ne pas s'écarter de lui :"Je ne peux pas défendre les déclarations du candidat investi par le parti", a-t-il affirmé dans un communiqué officiel.
Pour Larry Sabato, le politologue de l'Université de Virginie interrogé par l'AFP, la vidéo de 2005 est "un couteau planté dans le coeur de Trump". Et pour cause : selon les chiffres publiés par le New York Times, Donald Trump a perdu plus de 150 soutiens républicains suite à cette affaire. Cette intransigeance publique est une petite victoire pour les femmes, puisqu'elle établit une ligne à ne pas franchir dans le royaume du machisme qu'est la politique, où les remarques sexistes et les agressions sexuelles sont trop souvent prises à la légère bien qu'elles soient monnaie courante. La preuve en est le long historique de Monsieur Trump lui-même, qui en matière de mépris et de mauvais traitements envers les femmes, n'en est pas à son coup d'essai.
Si les révélations sur le comportement de Donald Trump font scandale, elles ne devraient pourtant pas surprendre. Le candidat républicain n'a jamais fait beaucoup d'efforts pour cacher son sexisme. Dans une interview sur CNN en 2010, Trump avait déclaré au présentateur Stern que les femmes étaient "bonnes à jeter" après 35 ans, et que sa fille Ivanka était "une bombasse" au "joli cul". Dès lors, difficile pour les autres femmes d'espérer meilleur traitement.
Le New York Times avait interviewé plus tôt dans l'année des dizaines de femmes ayant travaillé avec le magnat : toutes décrivent des comportements similaires à celui qu'il mentionne dans la vidéo. Temple Taggart, une ex-miss Utah qui a travaillé avec Trump en 1997 alors qu'elle avait 21 ans, explique qu'il n'arrêtait pas d'essayer de l'embrasser sur la bouche, et qu'il en faisait de même avec toutes les femmes qui lui plaisaient. L'animatrice de CNN Erin Burnett explique au NYT qu'elle a été victime d'une agression très semblable : "C'est exactement ce que Trump m'a fait. Il a pris des Tic-Tac et m'en a proposé. Il s'est ensuite penché sur moi, m'a attrapé sans prévenir et a essayé de m'embrasser sur la bouche. J'ai complètement paniqué."
Et la liste se poursuit. Le site The Daily Beast rapporte qu'en 1989, son ex-femme Ivana l'a accusé de viol avant de se rétracter : après une dispute, Donald Trump avait tenu les bras de sa femme dans son dos, avant de lui arracher des poignées de cheveux et de la pénétrer violemment. D'après Hurt, l'auteur de Lost Tycoon, un livre sulfureux contre le milliardaire devenu politicien, Ivana était "terrifiée [...] par cette violente agression, et a dit à ses confidentes les plus proches qu'il l'avait violée". En 1997, Trump a été poursuivi pour agression sexuelle : le NYT, qui a publié les détails de la plainte de la victime, Jill Harth, explique que la jeune femme, qui rencontrait régulièrement le roi de l'immobilier pour le business, a porté plainte après qu'il l'ait poussée contre un mur lors de l'un de ces rendez-vous, puis ait tenté de la déshabiller, de la caresser et de l'embrasser.
Encore cette année, le site Quartz fait cas d'une plainte sous X contre Donald Trump : la plaignante l'accuse de l'avoir violée en 1994, alors qu'elle avait 13 ans. Selon elle, le magnat l'aurait attachée à son lit, frappée au visage alors qu'elle se débattait en lui disant qu'il "ferait tout ce qu'il voulait". Sa plainte inclut le témoignage d'un témoin, mais Trump a catégoriquement nié ses accusations à plusieurs reprises en dénonçant une manipulation pour faire échouer sa campagne.
Il faut donc nuancer le revers que Trump essuie aujourd'hui à cause de son comportement envers les femmes. La base de son électorat connaît son sexisme et son agressivité sexuelle, mais prend cela pour "des plaisanteries de vestiaire", l'expression utilisée par le candidat lui-même dans ses excuses afin de minimiser ses propos. Et ce phénomène de minimisation est encore plus redoutable que la figure de Trump elle-même : c'est l'un des fondements les plus solides et socialement admis de la culture du viol dans laquelle nous baignons. C'est pourquoi l'universitaire Shaun R. Harper, qui travaille sur les masculinités, invite les hommes à redoubler de vigilance à l'égard de ce phénomène. "Élire la première femme présidente ne mettra pas un terme au sexisme, pas plus que l'élection d'Obama n'a mis un terme au racisme", explique-t-il au Washington Post. "Si l'on veut un vrai progrès, les hommes doivent faire davantage que voter contre Trump. Nous devons nous élever contre lui et dénoncer les personnes qui tiennent des propos similaires à ceux qu'il lance dans cette vidéo. Nous devons cesser d'excuser ces 'plaisanteries de vestiaire' qui ne sont autres qu'un dégoûtant avilissement des femmes".