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Peut-on être écolo sans sombrer dans la dépression ?
Publié le 5 juin 2020 à 10:38
Par Catherine Rochon | Rédactrice en chef
Rédactrice en chef de Terrafemina depuis fin 2014, Catherine Rochon scrute constructions et déconstructions d’un monde post-#MeToo et tend son dictaphone aux voix inspirantes d’une époque mouvante.
Etre écolo, c'est encaisser une palanquée quotidienne de mauvaises nouvelles, voir la planète mourir à petit feu et ne rien pouvoir y faire (ou si peu). Autant dire qu'être écolo lessive et essore. Du coup, comment on s'en sort ? La journaliste et autrice Laure Noualhat livre ses précieux conseils pour gérer son éco-anxiété.
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Hécatombe des espèces, fontes des glaciers, incendies monstres, inondations... Et l'inertie. Car si la prise de conscience (bien trop tardive) commence timidement à poindre (85% des Français·e·s se disent inquiet·e·s face à la crise climatique), force est de constater que les prévisions des scientifiques restent alarmantes. Avec à la clé, ce constat : nous sommes en train de mourir. "Tomber en écologie", c'est basculer dans cette réalité terrifiante. C'est ouvrir les yeux, hurler sa colère mais surtout ployer sous l'impuissance face à l'immobilisme collectif. De quoi sévèrement péter les plombs.

Ce grand choc, c'est ce qu'a vécu Laure Noualhat, journaliste (responsable pendant 15 ans de la rubrique environnement de Libération), autrice et réalisatrice. Depuis 20 ans, elle prend le pouls de la planète. Et jour après jour, elle a pu voir la santé du monde se dégrader dans la plus grande indifférence. Jusqu'à sombrer elle-même dans la dépression, abîmée et cramée par ces nouvelles environnementales anxiogènes et la sidération. Dès lors, elle a entamé un processus de deuil, celui d'un monde révolu, d'une planète bleue et verte et d'une société raisonnée et raisonnable.

Laure Noualhat n'est pas la seule à avoir vécu ce burn-out militant. Car le spleen écolo fait de plus en plus de victimes, assommées par cette perspective de l'effondrement. Forte de sa propre expérience, de ses recherches en neurosciences et de témoignages d'éco-angoissés (parmi lesquels des figures comme Claire Nouvian, Cyril Dion, Nicolas Hulot ou Pablo Servigne), l'autrice a tiré un guide réjouissant, Comment rester écolo sans devenir dépressif. Au fil des pages, Laure Noualhat analyse les dégâts que "l'effondrement fait à l'âme", livre ses conseils pour surpasser cet épuisement et puiser de l'énergie dans la fin de ce monde tel qu'on l'avait connu. De quoi apprivoiser son éco-anxiété en douceur sans baisser les bras.

Terrafemina : Comment avez-vous découvert que vous souffriez d'éco-anxiété ?


Laure Noualhat : En 2003, Libé a créé son service "Vert" à l'issue de la canicule qui a choqué le pays. 19 490 personnes qui sont mortes en France et on n'est pas préparé. Cela révélait déjà les problématiques de soin et d'accueil dans les urgences et cela mettait à jour les grandes vagues de chaleur caniculaires en Europe. Dès mes premiers papiers, notamment sur la décroissance, ce qui m'a frappée, c'est que la trajectoire sur laquelle nous étions n'était pas la bonne. C'était suicidaire. De par mon travail de journaliste, je me suis "réveillée" et je n'ai jamais pu me rendormir. Cela ne s'appelait pas encore de l'éco-anxiété, c'était plus un grand désarroi. C'était assez dingue d'avoir l'impression d'être la seule à voir la catastrophe...

Vous avez établi une carte d'identité des éco-dépressifs. Qui sont-ils ?

L.N. : Les scientifiques, les journalistes environnementaux, les militants d'ONG sont en première ligne. Mais aussi les citoyen·n·es sensibilisé.e·s. On peut constater dans les profils qu'il y a d'abord une énorme sensibilité. J'adorerais d'ailleurs que des sociologues se penchent sur cette question : qu'est-ce qui fait que ces questions environnementales percutent chez ces personnes et que cela ne perturbe pas tout le monde ?

Pour ce bouquin, j'ai voulu aller demander aux autres écolos comment ça s'était passé pour elles et eux. Parce que les émotions liées à la Terre, personne n'en parle jamais. Jusqu'à il y a très peu de temps, les émotions étaient l'angle mort de la question environnementale. J'ai donc envoyé beaucoup de questionnaires, très longs. Et j'ai pu constater ma théorie : ils et elles ont traversé les mêmes étapes que celles que l'on connaît pour la courbe du deuil. La sidération, le déni, la colère, l'impuissance, la peine, la tristesse et la peur. Ces même émotions que l'on traverse lorsqu'on perd un être cher, s'appliquent à la perte du monde tel qu'on le connaît.

Ce qui est propre à chacun, c'est la durée des phases, leur intensité... Et puisque nous sommes en contact avec les mauvaises nouvelles de façon permanente et qui arrivent à une fréquence de plus en plus rapprochée. Cette trajectoire est commune à toutes ces personnes.

Peut-on être écolo sans être dépressif ? © Adobe Stock
Ce déni n'est-il pas finalement un mécanisme de défense ?

L.N. : Paradoxalement, je pense que ça n'est pas du tout plus confortable. On se donne l'impression qu'on va passer à travers les gouttes, mais le déni n'est pas particulièrement reposant. On appelle ça la dissonance cognitive ou le marchandage. C'est quelque chose avec lequel on est tous très mal à l'aise. Savoir que c'est pas terrible et faire quand même, ça pose beaucoup de questions. On a beau enfouir tout ça... on peut se dire que ça vous pétera à la figure à un moment ou un autre.

On sait toutes et tous qu'on va mourir un jour et ça ne nous empêche pas de vivre, de construire, d'aimer. Ce n'est pas du déni, c'est de l'acceptation. Dans le cas de l'écologie et du changement climatique, c'est un peu pareil.

Vous écrivez : "Etre écolo, c'est renoncer". Renoncer à quoi ?

L.N. : On renonce à ses rêves, à ses habitus. Je fais partie d'une génération qui a grandi en pendant que les limites étaient infinies : les voyages, les achats, la consommation... De zéro à 20 ans, j'ai grandi dans une totale ignorance de la notion de renoncement. J'ai vécu le 20e siècle "Just Do It" , "Yes, we can". On nous disait que tout était possible. Et aujourd'hui, il faut renoncer à nos vieux rêves d'enfants pourris gâtés collectivement. Et repenser à ce qui est utile, élémentaire, à ce qui est climaticide ou dommageable à la survie de l'espèce humaine. C'est un peu ce face à quoi le Covid nous a mis. Il faut renoncer à l'infinité des possibles.

Le burn-out écolo sera-t-il le prochain mal du siècle ? Vous parlez d'ailleurs du métier "d'éco-psychologue".

L.N. : Il n'existe pas beaucoup d'éco-psys en France, ce n'est pas une discipline qu'on enseigne. Pourtant, ce serait pas mal si les psys intégraient aussi ces angoisses liées à la dégradation de l'environnement. On sent qu'il y a quelque chose qui surgit dans la prise de conscience. De là à dire que ce sera le mal du siècle ? Ce sera en tout cas un trouble contemporain commun à beaucoup de personnes. C'est pour cela qu'il est important d'en parler. La furie de a Terre, le climat qui se détraque qui est en train d'attaquer les humains : ce n'est pas une panique réservée aux "bobos".

On est plusieurs à penser que cela va empirer. On se prépare à des transitions énergétiques, logistiques, matérielles, mais on ne se prépare pas du tout à une transition psychologique qui sera rendue nécessaire par les transformations de vie sur la planète.

Aux Etats-Unis, qui sont un peu plus en avance que nous dans ce domaine, vous avez des catastrophes naturelles comme Katrina, des grosses vagues de chaleur, on constate que l'agressivité augmente, que le recours à l'alcool augmente, que le stress explose, le corps réagit aux grandes chaleurs, à la peur face aux catastrophes naturelles... Il y aura donc des effets collatéraux psychologiques évidents. Regardez : à 11 ans, Greta Thunberg avait fait une dépression parce qu'elle avait réalisé que l'Homme détruit des espèces qui n'ont rien demandé. Notre génération, elle, à l'âge du diabolo menthe, ne se posait pas des questions comme ça ! Greta incarne cette nouvelle génération très au fait de ce qui est en train de se passer : est-ce que je vais faire des enfants ? Est-ce que l'humanité va mourir ?

La société va-t-elle se scinder entre ces éco-anxieux très lucides et ces personnes dans le déni ou l'indifférence ?

L.N. : La société est en train de changer. Depuis 2015, depuis le film Demain de Cyril Dion, de Pablo Servigne et de son livre Tout peut s'effondrer, depuis 2018 et la démission de Nicolas Hulot, il y a de plus en plus de personnes qui font leur "outing écolo". Mais les écolos restent encore ultra-minoritaires... Nous verrons à l'avenir si cela change.

Crise climatique © Adobe Stock
A cette éco-anxiété s'ajoute le poids de la responsabilité individuelle, la politique des "petits pas", communication volontiers adoptée par les ONG ou les politiques.

L.N. : Oui, des études ont montré qu'en dépit de tous les efforts qu'on peut faire pour amoindrir notre bilan carbone, nos actions comptent pour 25% du problème. Autant dire que les trois quarts sont liés au système dans lequel nous sommes encastrés. Certaines des décisions prises par les politiques ne dépendent pas de nous. Par exemple, dans ma ville, nous ramassons les déchets. Ce qu'on devrait faire, c'est regarder les canettes, les produits et aller toquer chez les entreprises génératrices de ces déchets. La personne qui jette est évidemment responsable, mais tous ces lobbies qui se battent contre la question de la consigne sont aussi responsables... Les deux ne se comparent évidemment pas : on doit agir à la fois individuellement et collectivement.

 

Cette "charge mentale écolo" touche surtout les femmes, à qui incombent majoritairement les tâches domestiques. L'éco-anxiété ne frapperait-elle pas surtout les femmes ?

L.N. : Les femmes sont les premières victimes des changements climatiques, notamment dans les pays du sud. Nous, on doit "juste" aller faire nos courses, c'est quand même très loin du fait de ne plus avoir accès à l'eau ou à la nourriture... Perso, je ne fais pas partie des écologistes qui disent qu'il faut passer ses journées à fabriquer soi-même sa propre lessive.

Moi, par exemple, j'ai un verger, c'est la période des cerises. Derrière, je vais les transformer. Avec les noyaux de cerises séchés, je fais soit des oreillers, soit des bouillottes. Mais est-ce une charge supplémentaire ou une manière de reprendre le pouvoir ? J'économise de l'argent, des ressources. Mais je vous parle d'un monde où on a du temps, où on ne court pas partout entre la crèche, le boulot... Si vous voulez rajouter de l'écologie dans une vie déjà très remplie, oui, ça peut être difficile. Mais si on se dit, je ralentis, je décélère, je simplifie mon rapport au monde, à la consommation : c'est gratifiant. C'est un autre rapport au temps et à la tâche.

Etre écolo isole. Dans votre livre, vous évoquez la difficulté d'échanger avec des amis peu engagés, les tensions qui peuvent se créer au sein des couples.

L.N. : C'est vrai qu'à un moment, j'avais l'impression d'être une Tatie Danielle de l'écologie ! En 2020, il y a cette prise en charge ne serait-ce que médiatique : il y a des gens à qui en parler, des groupes militants d'action ou de parole partout. On peut déverser toute sa bile, toute sa peur, toute son impuissance et notre douleur. Il y a des gens pour qui cela reste très dur pour échanger dans les repas de famille, avec les enfants, dans les couples... Cela peut aller jusqu'à la rupture. Mais il existe aussi maintenant des lieux "exutoires". Pour aller mieux, il faut déverser sa peine pour le monde auprès de gens qui comprennent vraiment.

Vous avez trouvé dans l'écoféminisme et la sororité une voie de résilience.

L.N. : Les femmes sont aux avant-postes depuis très longtemps. L'écoféminisme s'appuie sur la réappropriation par les femmes de certains savoirs et sur une histoire commune : nous sommes toutes des filles de sorcières, de ces ancêtre écartelées, brûlées. Ces femmes étaient séditieuses par leur rapport à la nature, aux plantes, en symbiose avec le vivant, alors que l'homme développe la technique, la machine, la propriété et le capitalisme.

Cette histoire-là empouvoire énormément et il est important de se la réapproprier. Nous sommes des survivantes des féminicides de l'époque, nous sommes en quelque sorte toutes des amazones. On redécouvre les penseuses, les combattantes. Et puis il y a plein de super livres à découvrir : Sorcières de Mona Chollet, Réveil obscur de Starhawk, le recueil Reclaim d'Emilie Hache, les livres de Pascale D'Erm...

 

Qu'est-ce qui vous a le plus apaisée ces dernières années ?

L.N. : La "relocalisation" de ma pensée. Le jour où j'ai arrêté de penser qu'il fallait adresser la question environnementale au niveau mondial avec ces 195 pays dont certains qui ne veulent pas, d'autres qui ne peuvent pas... On est écrasé par l'impuissance. En gros, donner un territoire à partir duquel je peux agir au niveau local, cela permet de reprendre le pouvoir.

Comment rester écolo sans finir dépressif de Laure Noualhat © Tana
Le confinement était-il une "bonne" nouvelle pour les éco-angoissés ?

L.N. : Oui ! On a été galvanisés par toutes les choses à faire et sidérés par ce monde à l'arrêt. Les gens ont découvert l'entraide, la déséconomisation. Cela a crée une forme d'espoir.

Comment envisagez-vous ce "monde d'après" ?

L.N. : Je souhaite que l'on saisisse l'occasion pour réaffirmer qu'on veut autre chose, mais malheureusement, je ne vois pas de partisans de cette pensée aux manettes et personne pour nous dire : "OK, on arrête les conneries". Pour le moment, il n'y a pas de "monde d'après" plus écolo. On sort du confinement et la première chose que nous dit la ministre de l'Economie Muriel Pénicaud, c'est d'aller dépenser ce qu'on a économisé. C'est dingue ! Alors qu'on s'est rendu compte qu'on était tout aussi heureux sans consommer.

Il faudrait se demander : qu'est-ce qu'on garde de tout ça ? Je ne veux pas garder un monde où on détruit tout pour un confort à deux balles. Les ongleries, c'est vraiment fondamental dans le monde qui vient ? Est-ce qu'on voit les choses comme une charge mentale ou un retour à l'essentiel ? On se rend bien compte qu'on n'est pas heureux dans la course à la consommation. C'est une opportunité-clé pour oser se demander ce qu'on arrête.

Comment reste écolo sans devenir dépressif ? de Laure Noualhat, éditions Tana (256 pages)

 

Mots clés
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