Est-il encore bien utile de vous présenter Oppenheimer ?
Must-see des salles obscures aux côtés de Barbie, le nouveau film de Christopher Nolan nous colle aux basques du physicien J. Robert Oppenheimer, cerveau du projet Manhattan, qui en pleine Seconde guerre mondiale va aboutir à la conception de la bombe atomique. Ce qui ne sera pas sans conséquences historiques tout autant... Qu'intimes.
Car le cinéaste ne dépeint pas simplement un personnage, non : il se plonge dans sa tête, comme le suggèrent ces premières séquences où, seul dans son lit la nuit, le protagoniste imagine étoiles et atomes. L'idéal pour saisir la force d'un intellect en ébullition constante, mais surtout pour suggérer l'humain derrière l'icône, susciter un sentiment de proximité. Et en perçant la silhouette pour manuels d'histoire, Christopher Nolan rend son sujet... Vulnérable.
Cela tombe bien, c'est justement ce qu'aborde entre les lignes Oppenheimer : la vulnérabilité d'un homme, mise en lumière pour mieux énoncer celle d'un monde, qu'il craint de détruire absolument.
Et c'est tout ce sous texte sur le genre qui le rend si captivant.
La remarque a été formulée sur le ton de la blague par le scénariste et réalisateur François Descraques : "J'ai vu Oppenheimer et Barbie. L'un est un film intense sur comment les hommes sont la cause de la fin du monde. Et l'autre est Oppenheimer".
Derrière l'humour, une analyse malicieuse : voici deux films qui chacun à leur façon abordent le patriarcat, les conséquences d'un système où les postes de pouvoir sont majoritairement masculins, comment le fameux "génie masculin", façonné par les hommes, aboutit... A une véritable catastrophe.
Ce qui est passionnant dans Oppenheimer c'est que cette réflexion globale transparaît à travers l'étude d'un seul homme, qui plus est largement complexe, controversé, ambiguë. Celui que son équipe surnomme "Oppie" (ce qui contraste avec son image d'autorité) semble lui-même être une victime de ce "man, man's world". Envahi par la culpabilité, poursuivi par une haine qui se propage et assassine (l'antisémitisme), le regard constamment inquiet, le physicien va qui plus est souffrir... D'être trop "faible".
Lorsqu'il va devoir affronter le deuil, que ce soit celui d'une amante (Florence Pugh), ou bien d'individus qui se comptent par milliers, on lui reprochera toujours d'être... Une "femmelette". C'est précisément ainsi que l'insulte le président Truman après qu'Oppenheimer lui ait fait part de son mal-être.
Son épouse, à l'unisson, lui reprochera d'éprouver des remords puisqu'il n'a pas pu être présent pour venir en aide à celle qui en avait besoin. "Oppie" est renvoyé à cette fatalité qui l'accable : il doit avoir honte de ses émotions.
C'est notamment cette injonction à ne pas les exprimer, ce poids trop gros pour lui, qui le fait souffrir. C'est encore une fois logique : il est "l'homme de l'année" dans un système qui se définit par la destruction, et l'autodestruction. Ou comment un individu rejeté par un système pour quantité de raisons (anti-communisme, haine des juifs, virilisme) se met à servir le caractère le plus destructeur de ce système.
Une atmosphère mortifère, qui contraste justement avec ce mythe glorieux du "génie masculin", cette mystification d'un individu, considéré, forcément, comme exceptionnel, fantasme dont le protagoniste va subir les conséquences : il sera "LE père" de la bombe, et pas un autre. Si la filmographie de Christopher Nolan est emplie de protagonistes masculins brillants, ce talent performatif est ici un fardeau, une malédiction.
Là où ce discours est d'autant plus fort, c'est qu'il accompagne un brillant choix de casting : Cillian Murphy. L'acteur, par son physique si singulier, dégage une sorte de "trouble dans le genre", une véritable ambiguïté, aux antipodes d'une virilité caricaturale - oui oui, celle-là même que détourne avec énormément d'autodérision Ryan Gosling dans le film de Greta Gerwig.
Ce trouble sert une vision de l'humanité d'une profonde tristesse, puisque dépourvue de toute chaleur, quand bien même c'est cette humanité qui se doit d'être "sauvée" : rapports hommes/femmes glaciaux, hypocrisie mortifère, cynisme total, humour morbide, solitudes, addictions, nihilisme.
C'est ainsi que Christopher Nolan perçoit un système entier, contenu par ailleurs dans une image très forte : une ville créée de toutes pièces par des hommes (la bombe s'y prépare), en plein désert, uniquement "leadée" par des hommes, lesquels sans exception (militaires, scientifiques) se pensent tous brillants, doués de pouvoir, d'autorité, à deux doigts du concours de bites permanent. Une fine allégorie de notre monde, n'est-ce pas ?
Il y a beaucoup à dire sur Oppenheimer, qui prend le pari de superposer temporalités, enjeux aussi intimes que politiques, personnages (très) nombreux, sur une durée conséquente : trois heures. Ce faisant, il fait aussi le pari de tout miser sur l'intelligence du public, et surtout, sur sa sensibilité. C'est gagné.