A quoi ressemblerait le monde "sans patriarcat" ? C'est ce que se demande Mathilde Morrigan, créatrice du compte Instagram @withoutpatriarchy, dans un percutant livre éponyme. Une réflexion en forme de vertigineuse énumération, déployée comme "une tranche de colère teintée de chagrin".
Violences sexistes et sexuelles, stéréotypes de genre rances, inquiétude dans l'espace public, injonctions à la féminité et à la maternité, complexes physiques... Cet essai passe au crible les mille et douloureuses expériences de vie des femmes au sein du système patriarcal qui est le nôtre. Un état des lieux critique qui importe plus que jamais à l'heure où, outre-Atlantique, des droits fondamentaux comme l'IVG sont réduits à néant. Et où la crainte de voir cette chute libre se prolonger en France se fait forcément ressentir.
Relater la mise à mal des libertés, des choix et des corps des femmes n'empêche pas l'autrice d'illustrer ses réflexions à grands coups d'exemples pop, comme la série Charmed (nostalgie), la saga Le seigneur des anneaux, ou encore, le film Princesse malgré elle. Idéal pour rendre plus accessibles des analyses aussi intimes que politiques.
Mais alors, que pourrait-on observer, "sans patriarcat" ?
Comme le suggère son éclectique bibliographie (réunissant les essais de Mona Chollet, Camille Emmanuelle, Gabrielle Deydier, Sylvia Federici), le manifeste de Mathilde Morrigan passe au scalpel les inégalités de genre dans leur globalité, brassant mille enjeux. Penser un monde "sans patriarcat", c'est aussi rappeler ce qui s'additionne à la condition féminine : discriminations de classe, de couleur de peau, physiques...
Penser une alternative a alors tout de l'enjeu collectif tant "les racines du patriarcat sont profondes" et indissociables "du capitalisme, du racisme, de la grossophobie, du validisme", mais aussi de la transphobie, énumère l'autrice avec minutie. Le corps qu'accable et exploite le patriarcat ne se limite donc pas à une simple expérience individuelle.
De ce corps, physique et social, Mathilde Morrigan dit d'ailleurs cela : "Mon corps ne m'appartient pas. Il n'a jamais été à moi. J'ai longtemps cru le contraire, mais ce n'est pas le cas. Très vite, j'ai intégré que mon corps appartenait aux regards des autres". C'est aussi pour cela que l'autrice écrit avec espoir : "Sans patriarcat, peut-être ne serais-je pas une proie. J'aurais conscience de ma puissance, de ma force et de ma valeur".
Dans le même registre, l'essai de Mathilde Morrigan passe en détail les mille nuances de honte et de culpabilisation imposés par le système dans lequel nous évoluons. Des jugements physiques ou (soi-disant) moraux visant les victimes de violences (et de viol), constituant un phénomène que l'on nomme le "victim blaming" (comme s'il y avait les bonnes et les mauvaises victimes) aux remarques décochées dans la vie pro (comme couvrir ses épaules sur son lieu de travail "au risque d'en déconcentrer certains", dénonce l'autrice)...
En passant, bien sûr, par la pluralité des complexes physiques, médias, oeuvres culturelles, réseaux sociaux et publicités participant à l'idéalisation d'un corps "parfait".
"Sans patriarcat, notre valeur ne dépendrait pas de la taille de nos seins, de nos fesses ou de nos cuisses", fustige l'autrice, dans un chapitre percutant - il y est notamment question de Miss France, "fiancée de tous les Français... et donc propriété publique".
La honte est aussi du côté des règles, "menstrues" synonymes de dégoût, complexes et superstitions. Pour démontrer l'ampleur des réactions disproportionnées suscitées par ce sang, Mathilde Morrigan nous révèle les analyses du médecin français Séverin Icard, qui au 18e siècle avançait sans rire que les règles pouvaient provoquer "une impulsion aveugle, un penchant irrésistible à des actes de férocité et de barbarie".
Rien que ça ?
A l'instar du King Kong Théorie de Virginie Despentes, Sans Patriarcat interroge également les effets de tout un système... sur les hommes. Eux aussi sont soumis à toutes sortes de constructions sociales même s'ils ne sont pas victimes de sexisme. S'assigner aux marqueurs de virilité, ne pas pleurer, refouler certains sentiments, dédier un culte à l'idée de performance...
C'est là l'ADN de la masculinité toxique, "cette chape patriarcale qui empêche les hommes de s'exprimer", dixit l'autrice. Ces stéréotypes compliquent notamment le témoignage des hommes victimes de violences, assure Mathilde Morrigan, situation synonyme d'humiliation quand la masculinité ne peut accepter la vulnérabilité, alimentant des tabous qui ne devraient plus l'être.
Or, épingle l'autrice illustrations à l'appui (les dernières publicités pour les rasoirs Gillette), "sans patriarcat, les hommes pourraient pleurer et exprimer leurs émotions sans être moqués de fragiles ou sous-hommes". En cela, mettre fin au patriarcat reviendrait "à supprimer les violences et oppressions que les hommes aussi subissent", poursuit la militante. Une réflexion qui fait écho au passionnant On ne naît pas mec de Daisy Letourneur.
Ce n'est pas une utopie que propose Mathilde Morrigan, mais une société du "Et si ?", pas si lointaine, un système alternatif désiré, souhaité.
C'est pour cela que son manifeste est traversé de parenthèses pop, suggérant que nos films et séries fétiches proposent déjà une infinité de possibles, et surtout, dévoile les impasses inhérentes au système actuel. L'autrice cite aussi bien "Ma sorcière mal-aimée", épisode de Charmed chargeant l'injonction au mariage (à grands coups de bague ensorcelée) que Desperate Housewives, série culte dépeignant la charge mentale des mères.
Aujourd'hui d'ailleurs, certains des thèmes au coeur des mobilisations et révolutions féministes sont parmi les plus universels qui soient et sources de fictions millénaires (comme l'amour et le couple). Concernant "les nouvelles masculinités", la fiction elle aussi déborde d'exemples, avec lesquels certains ont volontiers grandit par ailleurs - l'autrice cite le personnage d'Aragorn (Viggo Mortensen) dans Le seigneur des anneaux, mélange de douceur et de violence, qui n'hésite pas à pleurer malgré son envergure royale.
Mais plus que de faire émerger de nouvelles images, construire un nouveau monde implique de s'émanciper de préceptes éducatifs et constructions sociales enfoncées au marteau. A cela, l'autrice assure avec une détermination sororale et fédératrice : "Notre lutte doit continuer".
Sans patriarcat, par Mathilde Morrigan.
Editions Leduc, 250 p.