Société
Victime par ricochet de l'attentat de "Charlie", Camille Emmanuelle se confie
Publié le 8 septembre 2021 à 18:01
Par Clément Arbrun | Journaliste
Passionné par les sujets de société et la culture, Clément Arbrun est journaliste pour le site Terrafemina depuis 2019.
Les proches des victimes d'attentats seraient-ils les grands oubliés des drames nationaux ? Dans son livre "Ricochets", à la fois enquête et témoignage, la journaliste et autrice Camille Emmanuelle revient sur son expérience de victime "par ricochet" de l'attentat de "Charlie Hebdo". Un récit tout en douleur pudique.
Victime "par ricochets" de l'attentat de "Charlie", Camille Emmanuelle se raconte/Grasset - JF PAGA Victime "par ricochets" de l'attentat de "Charlie", Camille Emmanuelle se raconte/Grasset - JF PAGA© Grasset - JF PAGA
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"Victime par ricochet... Pourquoi la psy dit-elle ça ? Ce n'est pas un joli galet lisse, gris et plat, qui est tombé dans l'eau, aujourd'hui. C'est un tsunami, dont je ne mesure pas encore l'ampleur". Des lignes délicates pour dire le brouhaha du choc. Le titre du dernier livre de la journaliste Camille Emmanuelle, Ricochets, évoque d'abord des souvenirs d'enfance insouciants façon Mistral Gagnant. Mais le sens en est tout autre : on dit du proche d'une victime, dans le cadre d'attentats notamment, qu'il est une victime par ricochet. Collatérale, en quelque sorte.

C'est le cas de l'autrice de cet ouvrage hybride. Le conjoint de Camille Emmanuelle, Luz, fut l'une des victimes de l'attentat à Charlie Hebdo en janvier 2015. Le jour de son anniversaire, le dessinateur a échappé de peu à l'attaque terroriste qui a causé la mort de douze collaborateurs du journal. Quatre ans et demi plus tard, Camille Emmanuelle débutait l'écriture de ce récit très intime dévoilant les conséquences du drame sur son métier, sa santé, son couple, ses affects - colère, inquiétude, tristesse, anxiété.

Un témoignage pour mettre en mots la réalité du "ricochet", mais aussi une enquête polyphonique, où experts de la loi, psys et victimes apportent leurs voix pour définir cette expression si peu connue, bien que statut juridique. On apprend beaucoup en lisant Ricochets. On s'émeut forcément, on rigole aussi - si si.

Car si ce livre tout en douleur pudique semble s'émanciper des précédents ouvrages de l'autrice (on pense à l'essai féministe Sexpowerment), force est de constater que celle-ci n'a pas son pareil pour glisser de l'introspection, écriture à nu d'un bouleversement aussi bien intérieur que global, aux anecdotes sur... les oiseaux. Sans oublier de déclarer son amour à la culture drag. La pop culture aussi vient panser les plaies.

A l'image de sa scène d'ouverture (la journaliste annule une réservation dans une pizzeria le 7 janvier 2015), Camille Emmanuelle conjugue le trivial à la gravité. D'une tonalité à l'autre, elle s'exerce à définir, déconstruire pour mieux dire, concilier l'émotion à l'érudition. Pour Terrafemina, l'autrice est revenue sur cette réflexion très singulière.

Victime "par ricochets" de l'attentat de "Charlie", Camille Emmanuelle se raconte © JF PAGA - Grasset
Terrafemina : Une victime par ricochet, qu'est-ce que c'est ?

Camille Emmanuelle : Tout d'abord, il faut savoir que mon livre évoque les victimes par ricochet des attentats, mais il existe également des victimes par ricochet dans le cadre d'accidents de voiture par exemple. D'un point de vue juridique et dans le cadre des attentats, sont considérées comme victimes par ricochet les proches de victimes mortes durant l'attentat, mais aussi les proches de victimes blessées physiquement, psychiquement, ou les deux.

Ce n'est pas forcément l'événement qui va créer de la souffrance psychologique, même s'il est évidemment traumatisant, mais les mois et années qui vont suivre. On parle d'un phénomène sur le long terme. Les personnes concernées peuvent bénéficier d'une indemnisation issue du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions (FGTI). Ce fond créé en 1986 est financé par la communauté des assurés. Mais c'est une procédure qui peut être laborieuse [selon l'avocate Florence Boyer, citée dans Ricochets, l'appréciation d'un proche de blessé en tant que "victime par ricochet" peut par exemple être "plus compliquée" à obtenir face à un juge, ndlr].

Juridiquement, c'est quelque chose qui se définit selon les expériences, la manière dont elles sont relatées par les victimes également, les documents recueillis. C'est important d'être informé de ses droits et des droits de ses proches. C'est aussi une question de reconnaissance symbolique – la reconnaissance de préjudices vécus. Cela permet de mieux avancer dans sa résilience. Être écouté par une autorité, c'est important.

Ce fonds de garantie a certes été beaucoup sollicité ces six dernières années mais on pourrait dédier un livre entier aux cas d'injustice. Je connais quelqu'un, blessé le 13 novembre, dont le préjudice professionnel n'a pas été reconnu, alors qu'il ne pouvait plus travailler à cause de sa souffrance.

Comment t'es venue l'idée de dédier un livre à ce sujet ?

CE : Comme un réflexe d'ancienne première de la classe, j'ai tout d'abord cherché des choses sur les victimes par ricochet dans les livres. Et s'il y a évidemment des publications spécialisées du côté des psys, outre-Atlantique notamment, on ne trouve pas tant de lectures que cela pour un phénomène qui pourtant touche beaucoup de monde aujourd'hui, de plus en plus depuis des années. Je suis donc allée chercher du côté de la philosophie, de la littérature, de la culture pop.

J'ai même cherché un autre terme que "Victime par ricochet". Notamment car l'on y trouve le mot Victime, notion autour de laquelle je tourne sans arrêt au fil de mes réflexions. Aujourd'hui, je ne me définis pas forcément comme victime d'ailleurs mais comme "ricochet". Pour moi, le mot "victime" n'est pas une identité. C'est quelque chose que j'ai vécu.

J'ai vécu d'autres choses...

C'est aussi là l'un des enjeux de la reconnaissance juridique des victimes par ricochet, le fait que le terme "victime" soit trop lourd à porter pour beaucoup. Comment l'expliquer ?

CE : "Victime" semble surtout toujours aussi péjoratif, perçu comme quelque chose de subi, un état passif. Aux Etats-Unis les victimes d'agressions sexuelles et de viols se disent "survivors" - survivants. Je comprends cette volonté de changer le mot pour quelque chose de plus "actif". C'est un débat compliqué. Se dire victime, c'est susciter la pitié ou la fuite. On invite pas les victimes à dîner (sourire). Libre à chacun de s'approprier ce terme. Moi je considère avoir été victime mais ne pas l'être aujourd'hui.

Par contre, l'expérience du "ricochet", tu la portes sur toi toute ta vie. Ce qui est compliqué à faire comprendre c'est que, oui, le temps passe. Et oui, "ça va mieux", mais qu'un an après, il se passe encore des choses qui ravivent des souffrances, que l'on ne s'attendait pas à devoir gérer.

Par exemple, je ne m'inquiétais pas pour la situation de mon couple au début, j'étais dans ce schéma type "Nous contre l'adversité". C'est venu petit à petit. Là encore, on nous disait : "Vous avez traversé tout ça tous les deux, c'est génial !". Il y avait comme une incompréhension.

Luz à la marche Charlie Hebdo du 11 janvier 2015 © Abaca
La question du couple post-attentats est majeure dans ton livre. Or, le sujet de l'intimité dans un tel contexte semble encore tabou.

CE : C'est quelque chose dont l'on parle très peu, pourtant c'est fondamental dans notre culture : le fameux couple Eros et Thanatos, sexualité et mort. A l'époque, j'avais écrit un article à ce sujet et fait un appel à témoignages afin de mieux penser "la sexualité post-traumatique". Je n'avais eu quasi aucune réponse. Même du côté des psys et des chercheurs, je n'entendais rien. Alors qu'évidemment, un événement comme les attentats bouscule également notre rapport au corps, au couple et à l'intimité.

On en parle peu car cela semble indécent d'interroger une victime directe ou indirecte sur sa vie sexuelle. Comme si c'était impudique ou accessoire. Alors que la sexualité fait partie de la pulsion de vie. Non pas qu'il faut que ce soit la fête du slip tous les jours bien sûr (rires).

Ton essai Sexpowerment passait justement au crible nos sexualités. Sauf qu'il partait du "Nous" pour glisser progressivement vers le "Je", là où Ricochets adopte la trajectoire inverse.

CE : C'est vrai, c'est intéressant. Disons que le terrain d'enquête initial est mon cerveau, et par extension ma vie. Je suis ensuite allée chercher d'autres personnes comme des psys et des avocats afin d'explorer cette notion de "victimes par ricochet". Je me reconnaissais dans mes diagnostics et je comprenais peu à peu que je n'étais pas seule.

Mais oui, ce livre est un travail d'équilibre constant entre le "Je" et le "Nous". Mon éditrice me disait parfois que je me protégeais derrière la posture journalistique, qu'on avait besoin de m'entendre, moi. Ou à l'inverse qu'on me perdait, que je faisais trop de digressions. Je ne voulais pas faire de ce livre un roman, créer un personnage basé sur moi, ni un essai, car je ne pouvais rester dans la pure distance de l'essayiste.

J'aime ce que les Américains appellent de la "non fiction", autrement dit l'écriture du réel, mais mise en forme. J'adore le livre L'empreinte d'Alex Marzano-Lesnevich, qui correspond à cela. A savoir, un récit personnel, mais aussi une enquête qui t'emmène plus loin.

Autre lien avec Sexpowerment, tes pages sur la culture LGBTQ, qui t'inspire beaucoup. Tu racontes que le binge watching de RuPaul's Drag Race t'a vraiment aidée à recoller les morceaux.

CE : Oui, ça me tenait beaucoup à coeur d'en parler dans le livre. Même si mon éditeur me disait au début qu'il ne voyait pas le rapport, quand il me parlait attentats et que je lui répondais drag queens américaines. Mais il y a un rapport. J'évoque notamment l'obligation de discrétion qu'on a dû respecter après l'attentat avec Luz.

Et dans l'émission RuPaul's Drag Race, c'est l'inverse : ces personnes ont dû se cacher durant leur jeunesse, rester discrètes sur qui elles étaient, mais en devenant queen, elles prennent la lumière, deviennent des reines, fières, libres et belles, en jouant avec les codes.

Victime "par ricochets" de l'attentat de "Charlie", Camille Emmanuelle se raconte © Grasset

Cette série nous faisait pleurer à chaque fois. Ce sont des récits très pop et télé-réalité, mais qui parlent de courage, de résilience, sur des individus qui montent sur scène et emmerdent le monde avec leurs talons hauts. RuPaul a été comme un pansement. Avec une grande envie de faire des câlins derrière (sourire).

Autre sujet inattendu dans Ricochets : on trouve des animaux partout. Tu te compares à "une vache affolée prise dans un cyclone". Le livre est ponctué d'allusions aux oiseaux (tombés du nid par exemple). Ton conjoint Luz blague en parlant de "résilience des hippopotames". Pourquoi ce leitmotiv ?

CE : Peut-être que je me suis prise pour Allain Bougrain-Dubourg ! (rires) En vérité, j'aime beaucoup l'ornithologie. Dans le cadre d'anciennes réflexions, je me suis beaucoup penchée sur la sexualité des animaux – c'est un sujet fascinant. Et surtout, on apprend beaucoup en observant le monde animalier. Je voulais aussi savoir si au sein des animaux ou des plantes on observait des phénomènes similaires à ce que je vivais.

Enfin, j'avais besoin de m'échapper. Sur ma table de chevet lors de la rédaction, deux ans et demi durant, tu trouvais autant de livres sur les attentats du 13 novembre que de bouquins sur les oiseaux. Etudier le comportement des diamants mandarins [une espèce d'oiseaux, ndlr], une soirée entière, me faisait du bien (sourire).

Penses-tu que ce livre pourra apporter un soutien aux victimes par ricochet ?

CE : J'espère qu'il va résonner, oui ! Le travail de recherche m'a personnellement amenée vers une reconnaissance de ce que j'avais vécu. Mon histoire, comme toutes les histoires, est singulière : elle correspond à un événement particulier, et une façon particulière de la vivre. Mais ce qu'elle raconte est universel. La peur, la paranoïa, la culpabilité. Et à travers tout cela, les outils de résistance que l'on déploie.

Concernant ma propre résistance, je me suis rendue compte que j'employais volontiers l'humour pour réagir à la peur, notamment. Et parfois, des mauvaises vannes au mauvais moment (sourire). En me disant a posteriori : "Tiens à cet instant-là, c'était pas obligé". Je me suis servie de ces "blagounettes" pour masquer ce qui me fait mal.

Les vannes de merde me servent à éviter le trop-plein d'émotion. Je sais que mon beau père n'aimait pas les journalistes qui, disait il, font "pleurer dans les chaumières". Ca doit aussi venir de là. Un petit bonhomme sur mon épaule devait me souffler de ne pas faire pleurer dans les chaumières.

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